Interopérabilité de la BCEAO : une innovation à double face aux défis révélateurs
mercredi 1er octobre 2025
La Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) vient de franchir une étape très importante avec le lancement de sa Plateforme d’Interopérabilité des Systèmes de Paiement Instantané (PI-SPI). Présentée comme le chaînon manquant de l’inclusion financière dans l’UEMOA, cette infrastructure devait enfin permettre aux 209 millions de comptes de monnaie électronique de dialoguer entre eux, sans barrière ni intermédiaire.
Mais une ombre plane sur cette avancée majeure : l’absence criante de plusieurs mastodontes de la fintech et de grandes banques régionales. Une absence qui jette le doute sur la capacité de ce projet à tenir toutes ses promesses.
Un projet révolutionnaire sur le papier
Jusqu’ici, les écosystèmes financiers de l’UEMOA ressemblaient à des « îles isolées ». Transférer de l’argent d’un compte bancaire vers un portefeuille mobile, ou d’un opérateur de mobile money à un autre, relevait du parcours du combattant.
Avec la PI-SPI, les barrières devaient tomber. un commerçant ivoirien pourrait être payé directement par un client sénégalais, quel que soit leur prestataire. Un travailleur malien pourrait envoyer de l’argent instantanément à sa famille au Burkina Faso, sans passer par les circuits informels.
Les chiffres illustrent le potentiel : selon l’UEMOA, le nombre de comptes de monnaie électronique est passé de 157 millions en 2022 à 209 millions en 2023 (+33 %). La Côte d’Ivoire domine avec 81 millions de comptes (39 %), suivie du Sénégal (18 %) et du Bénin (15 %). Sur le papier, l’interopérabilité pouvait transformer ces chiffres en un véritable marché intégré.
Les grands absents : un paradoxe inquiétant
C’est là que le bât blesse. La liste des institutions accréditées par la BCEAO révèle des absences troublantes. Plusieurs acteurs majeurs, qui contrôlent pourtant des millions de comptes et traitent des milliards de francs CFA chaque jour, manquent à l’appel.
Pourquoi ? Les hypothèses abondent. Certains évoquent un problème de sécurités de la plateforme de la Banque centrale. D’autres pointent une logique économique stratégique pour bien se préparer avant l’intégration.
« Quand les principaux acteurs ne sont pas à bord, soit le navire a un problème, soit on leur a fermé autrement la porte », confie un spécialiste du secteur. « Dans les deux cas, c’est toute la mission qui est compromise. »
Des défis techniques, économiques et réglementaires
L’absence de ces poids lourds ne s’explique pas uniquement par des rivalités commerciales. Les défis liés à l’interopérabilité sont colossaux.
Le casse-tête de la cybersécurité
Chaque connexion entre systèmes financiers constitue une potentielle faille. Dans une région où la cybercriminalité explose, une brèche dans la plateforme pourrait compromettre des millions de données sensibles. Les API – ces passerelles informatiques censées faire dialoguer les systèmes – doivent être harmonisées et sécurisées, une tâche titanesque.
Une équation économique délicate
L’interopérabilité menace mécaniquement les marges des opérateurs dominants. Un géant du mobile money qui détient 70 % des transactions dans un pays n’a aucun intérêt à ouvrir son réseau à la concurrence. Trouver une grille tarifaire qui satisfasse à la fois banques, fintechs et télécoms relève donc de la quadrature du cercle.
Un labyrinthe réglementaire
Chaque institution devra assurer chiffrement, traçabilité et authentification des flux. À l’échelle régionale, l’harmonisation des règles reste un casse-tête, alors que les pays de l’UEMOA affichent encore de fortes disparités technologiques et législatives.
Un enjeu stratégique majeur
Au-delà des défis techniques, l’interopérabilité touche à des enjeux stratégiques.
Inclusion financière : si les plateformes les plus utilisées par les populations rurales restent en dehors du système, l’objectif d’élargir l’accès aux services financiers restera lettre morte.
Souveraineté monétaire : la BCEAO espère reprendre la main face aux géants technologiques et aux opérateurs privés qui dominent le marché. Mais sans adhésion universelle, le risque est de voir émerger un système dual – officiel mais sous-utilisé, face à des réseaux privés toujours plus puissants.
Compétitivité régionale : l’UEMOA veut rivaliser avec l’Afrique de l’Est, pionnière avec M-Pesa et des solutions d’interopérabilité précoces. Mais sans cohésion, le rêve d’un marché digital ouest-africain intégré restera théorique.
Sortir de l’impasse : quelles solutions ?
Pour transformer ce pari risqué en succès, plusieurs pistes se dessinent :
– Organiser un dialogue inclusif avec tous les acteurs, y compris les absents, pour identifier blocages et solutions.
– Renforcer massivement la cybersécurité, avec audits réguliers et protocoles d’urgence.
– Mettre en place un modèle économique équitable, via des tarifs dégressifs ou un fonds de compensation.
– Déployer progressivement la plateforme, en intégrant les acteurs volontaires d’abord, puis les récalcitrants.
– Harmoniser le cadre juridique régional, notamment sur la protection des données et la responsabilité en cas de fraude.
– Lancer une campagne d’éducation financière pour convaincre les populations et bâtir la confiance.
Une marche forcée vers l’avenir
L’interopérabilité n’est pas un luxe, mais une nécessité stratégique pour l’Afrique de l’Ouest. Elle pourrait libérer le potentiel de 209 millions de comptes, faciliter la vie des commerçants, des travailleurs migrants, des agriculteurs et consolider la souveraineté financière régionale.
Mais une innovation ne vaut que par l’adhésion de tous ses acteurs. La BCEAO se trouve face à un choix : imposer sa vision, au risque d’un rejet massif, ou co-construire un modèle plus inclusif.
Dans un écosystème aussi sensible que celui des paiements, l’histoire récente a prouvé que les succès les plus durables – comme M-Pesa au Kenya – sont nés d’une alliance entre régulateurs et acteurs privés. L’interopérabilité BCEAO mérite la même alchimie. Car dans ce pari à double face, l’avenir dira si la zone UEMOA a posé la première pierre d’une révolution financière, ou si elle a ouvert une brèche qui fragilise encore davantage son édifice monétaire.
(Source : Social Net Link, 1er octobre 2025)