Une réglementation hors-sol : quand la BCEAO compromet l’avenir de l’économie numérique en Afrique de l’Ouest
dimanche 4 mai 2025
Par une volonté affichée de sécuriser les services de paiement dans l’UMOA, la BCEAO a adopté l’instruction N°001-01-2024. Mais ce texte, loin de renforcer l’écosystème, risque de freiner l’innovation, d’étouffer les petits acteurs et de compromettre l’émergence d’une économie numérique inclusive et souveraine.
Un cadre réglementaire rigide dans un environnement fragile
L’instruction introduit des obligations de niveau international (gouvernance renforcée, cybersécurité, hébergement des données, contractualisation complète, reporting détaillé), sans tenir compte de la jeunesse, de la fragilité et de l’informalité de l’écosystème numérique local. Cela crée un effet d’éviction silencieuse pour les fintechs, les startups ou les porteurs de projet, incapables d’absorber les coûts initiaux d’une telle conformité. Une vision structurelle rigide face à un écosystème hybride et agile La séparation rigide entre les différents types d’acteurs contredit l’évolution naturelle de l’écosystème fintech.
Inadéquation avec les modèles émergents :
● Les modèles « Banking-as-a-Service » (BaaS) brouillent la distinction entre distributeur et prestataire technique.
● Les plateformes « embedded finance » intègrent paiements, crédits, assurances — défiant les classifications classiques.
● Les solutions de paiement modulaires permettent aux commerçants eux-mêmes de devenir facilitateurs de paiement.
Obstacles à l’innovation locale :
● Les solutions les plus adaptées aux réalités africaines sont souvent hybrides par contrainte économique.
● Les exigences d’interopérabilité forcent les acteurs à assumer plusieurs rôles simultanément pour offrir une expérience fluide.
● La distinction artificielle entre rôles augmente les coûts et les frictions, au détriment du client final.
Exemples de cas bloqués :
● Un super-app mêlant e-commerce, paiement, livraison devrait créer trois entités juridiques distinctes.
● Une solution d’agrégation rurale combinant agent physique et interface numérique tomberait dans un vide juridique.
● Un wallet numérique souhaitant évoluer en marketplace financière devrait opérer une restructuration lourde.
Cette vision compartimentée ignore que l’innovation dans les marchés émergents repose sur l’hybridation : faibles taux de bancarisation, faibles revenus, infrastructures limitées — tout pousse à créer des modèles flexibles et intégrés.
Le capital social : une illusion de sécurité
Parmi les critères d’accès au statut d’opérateur figure l’exigence d’un capital minimum, censé refléter la solidité financière. Pourtant, dans la pratique, cette exigence est totalement vidée de son sens : il est fréquent que des entreprises fassent un emprunt temporaire, le temps de verser le montant requis au notaire, avant de le retirer aussitôt la formalité accomplie.
Le capital devient alors une simple ligne sur un registre, sans lien réel avec la trésorerie disponible, la résilience ou la crédibilité de l’opérateur.
Cette logique disqualifie les jeunes structures technologiques solides, mais sans capital initial, tout en laissant passer des acteurs peu fiables mais artificiellement capitalisés.
Une menace directe pour l’économie numérique
Cette réglementation freine l’accès aux outils qui ont permis la numérisation rapide des services : cloud, APIs mondiales, SaaS, open finance. L’obligation de localiser les données dans l’UMOA empêche l’usage des infrastructures cloud les plus accessibles.
Elle rend le développement d’applications mobiles interopérables, sécurisées et scalables beaucoup plus coûteux, poussant de nombreux acteurs vers l’informel ou la délocalisation.
Une économie numérique à deux vitesses
Sans stratification des obligations selon la taille, le modèle ou la phase de maturité de l’acteur, l’instruction favorise les grandes structures bancaires et télécoms, au détriment des innovateurs. Une fracture risque d’émerger :
Économie numérique régulée | Économie numérique parallèle |
Lourde, formelle, capitalisée | Agile, informelle, exclue |
Dominée par les grandes entreprises | Alimentée par les jeunes talents et micro-entreprises |
Soumise à supervision mais bridée | Hors radar mais vivante |
Une confusion des rôles : distributeur, agrégateur, prestataire... qui est qui ?
L’instruction entretient une ambiguïté dangereuse entre les fonctions de distributeur, d’agrégateur et de prestataire technique. Dans les faits, de nombreux distributeurs (agents) opèrent une plateforme, exposent des APIs et offrent des services en marque blanche. Ils deviennent alors agrégateurs et prestataires techniques à la fois. Mais la réglementation impose une séparation artificielle :
● Le distributeur est un simple agent sous mandat,
● L’agrégateur est un intermédiaire technique,
● Le prestataire technique est un tiers exécutant.
Cette distinction ne tient ni juridiquement ni technologiquement dans l’économie numérique moderne.
C’est la nature des flux (monétaires, techniques, informationnels) qu’il faut encadrer, pas les étiquettes figées d’acteurs hybrides.
Régulation brutale, résilience brillante : place à l’ingéniosité
Depuis ce 1er Mai, la BCEAO a imposé aux banques et fournisseurs de wallets de couper l’accès aux fintechs non encore agréées. Mais ce qui ressemblait à une exécution est devenu un appel à l’excellence technique. Dans ce chaos, les fintechs qui construiront :
● des orchestrateurs intelligents sans intégration directe,
● des couches adaptatives de conformité,
● et des mécanismes indirects légaux via partenaires ou APIs distribuées,
... seront celles qui tripleront leur chiffre d’affaires.
À vos claviers. Le prochain champion régional du paiement naîtra d’une architecture élégante et conforme.
La régulation ne peut pas être plus lente que l’innovation
La BCEAO exige des fintechs qu’elles soient rapides, conformes, sécurisées, gouvernées... mais elle-même prend entre 3 et 6 mois pour traiter un dossier d’agrément.
Dans un monde numérique, une régulation lente est une régulation toxique.
La transformation digitale ne doit pas être imposée aux seuls acteurs privés. Elle doit commencer par l’institution elle-même :
● Portail digital d’instruction,
● Traitement et Suivi automatique des dossiers
Encadrer sans étouffer
La BCEAO doit réguler. Mais elle doit le faire avec un sens du terrain, une approche graduelle et un esprit de dialogue. Il faut :
● Abandonner le culte du capital social fictif,
● Réguler par fonction, pas par statut,
● Créer une sandbox réglementaire,
● Digitaliser ses propres processus internes
Soutenir les innovateurs plutôt que les disqualifier.
L’Afrique de l’Ouest n’a pas besoin d’une réglementation punitive ou protective des banques si elles se sentent menacées par les fintechs elles n’ont qu’à les racheter. L’Afrique a besoin d’un écosystème vivant, accompagné, et souverainement adapté à sa propre réalité.
Ibrahima GAYE, CEO @ Insoft SAS
(Source : 4 mai 2025)