Souveraineté numérique et IA : comment les Émirats s’ancrent dans le futur digital de l’Afrique
mardi 15 juillet 2025
Alors que leur influence s’était historiquement concentrée sur les secteurs portuaire, aérien et touristique, les Émirats arabes unis investissent désormais des segments critiques de la transition numérique africaine.
En octobre prochain, la Silicon Valley accueillera la FIN-Web Conference and AI Expo 2025, un sommet d’envergure qui réunira décideurs publics, investisseurs et géants de la tech autour des enjeux d’intelligence artificielle, de cybersécurité et de transformation numérique. Les Émirats arabes unis y participeront, aux côtés de figures comme Bill Gates (Microsoft), Jensen Huang (Nvidia), ou encore des représentants de gouvernements africains.
Conduite par Badria Al Mulla, présidente de l’Emirates Business Group, la délégation émiratie entend profiter de cette vitrine internationale pour renforcer une stratégie discrète, mais de plus en plus affirmée, celle de faire des Émirats un acteur majeur dans la redéfinition des équilibres numériques mondiaux. Pendant que la compétition pour le contrôle des données et des infrastructures critiques s’intensifie, les Émirats multiplient les initiatives à l’international, notamment en Afrique où leurs ambitions se matérialisent déjà par plusieurs annonces, projets et investissements.
Une stratégie fondée sur des projets et alliances ciblés
L’offensive numérique des Émirats arabes unis en Afrique repose sur une série de projets, annonces et coopérations bilatérales, adossés à des partenariats technologiques avec des géants du secteur. En juin dernier, le pays a signé avec le Ghana un mémorandum d’entente pour la création d’un hub technologique et d’innovation d’un milliard de dollars à Ningo-Prampram, près d’Accra. Financé par la Ports, Customs and Free Zone Corporation (PCFC), le projet vise à faire du Ghana un pôle régional en intelligence artificielle.
« En construisant ce hub d’innovation au Ghana, le PCFC s’engage à y attirer les plus de 11 000 entreprises qu’il regroupe aux Émirats, afin de leur assurer une présence locale », a commenté Samuel Nartey George, le ministre ghanéen de la Communication, de la Technologie numérique et de l’Innovation. La première phase portera sur le développement d’un site de 25 km², avec un objectif de spécialisation en IA, externalisation de processus numériques et production de données pour l’apprentissage machine. Selon plusieurs sources médiatiques, les travaux devraient démarrer en 2026, pour une livraison d’ici fin 2027.
Cette initiative, de par son envergure, est comparable à un autre projet annoncé au Kenya par Microsoft et G42 – conglomérat technologique basé à Abou Dhabi – pour un investissement d’un milliard de dollars dans un centre de données alimenté par énergie géothermique à Olkaria. Présenté comme le « plus grand et ambitieux investissement numérique de l’histoire du Kenya », le projet comprend également le déploiement d’une nouvelle région cloud Azure pour l’Afrique de l’Est, la création d’un laboratoire d’innovation à Nairobi, ainsi que la formation de milliers de personnes aux compétences en cybersécurité et en intelligence artificielle. Selon G42, un accent particulier devrait être mis sur le développement de modèles linguistiques en swahili et en anglais, en open source. « Ce partenariat va au-delà de la technologie elle-même. Il s’agit d’une alliance entre trois pays partageant une vision commune », a commenté le président kényan William Ruto. Si une lettre d’intention a été signée en 2024 entre les différentes parties, peu de détails ont néanmoins été communiqués sur les négociations pour un accord définitif et le calendrier d’exécution.
Parallèlement, d’autres coopérations sont en cours dans plusieurs pays. En Éthiopie, un programme de formation de cinq millions de codeurs a été lancé par le gouvernement en partenariat avec les Émirats, dans le cadre de l’initiative « Digital Ethiopia 2025 ». Le Zimbabwe a également évoqué en avril dernier un accompagnement des Emirats dans un programme similaire qui cible 1,5 million de bénéficiaires et veut poser « les bases d’une main-d’œuvre zimbabwéenne tournée vers l’avenir et maîtrisant les technologies de pointe ». Le même mois, le Rwanda a, de son côté, signé un protocole d’accord tripartite avec les centres de la quatrième révolution industrielle des Émirats et de la Malaisie, pour promouvoir la coopération en matière d’IA, de cadres de gouvernance et de développement des compétences.
Dans le Maghreb, le ministère marocain de la Transition numérique a conclu en octobre 2024 un accord avec l’entreprise émiratie AI71, spécialisée en intelligence artificielle. L’objectif est d’accélérer l’adoption de solutions IA par les start-up marocaines et de renforcer leur compétitivité internationale. En Égypte, l’accord signé entre Mashreq Global Network et l’agence ITIDA prévoit la création de 300 emplois qualifiés dans les services numériques, ainsi qu’un appui au développement de l’analyse des données et de l’audit technologique.
Répondre à des besoins structurels africains
Le renforcement de la présence des Émirats arabes unis dans le secteur numérique africain s’inscrit dans un contexte où de nombreux pays du continent ont annoncé des plans de transformation numérique et cherchent à combler des lacunes bien identifiées.
La Banque africaine de développement estime par exemple que l’Afrique ne dispose que de 1,3 % de la capacité mondiale de stockage de données, tandis qu’une large part de la population reste hors de portée des réseaux mobiles à haut débit. Dans une étude publiée en 2024, le Policy Center for the New South met en évidence plusieurs blocages persistants à l’adoption de l’IA parmi lesquels on retrouve le déficit d’infrastructures numériques, le sous-investissement dans la recherche et le développement (R&D) ainsi que le déficit de programmes de formation spécialisés. Selon une étude relayée par Alphabet (Google), le potentiel de l’IA générative en Afrique pourrait générer jusqu’à 30 milliards USD de valeur ajoutée pour les économies d’Afrique subsaharienne. Toutefois, ce potentiel ne pourra se matérialiser qu’à condition d’investir massivement dans les compétences locales.
Conscientes de ces fragilités, des institutions africaines ont commencé à définir des orientations stratégiques. L’Union africaine a proposé en 2024 une Stratégie continentale pour l’intelligence artificielle (CAIS), qui appelle à une meilleure intégration des technologies dans des secteurs prioritaires comme l’agriculture, la santé et l’éducation, tout en appelant à réduire la dépendance technologique extérieure. La stratégie insiste également sur la nécessité de développer une main-d’œuvre qualifiée dès le cycle primaire, avec des contenus adaptés aux réalités régionales.
Dans ce cadre, les investissements émiratis dans des data centers, des programmes de formation, ou des partenariats autour des modèles linguistiques peuvent être lus comme s’appuyant sur la convergence de plusieurs intérêts. D’un côté, les pays africains cherchent des partenaires capables de financer et déployer rapidement des solutions techniques ; de l’autre, les Émirats consolident leur rôle de hub technologique du Sud global alors qu’ils ont officialisé (en partenariat avec les Etats-Unis) récemment le lancement du projet Stargate UAE présenté comme « le plus grand déploiement IA hors des États-Unis ». En développant des infrastructures et des partenariats dans le Sud global, le pays sécurise des relais extérieurs pour ses clouds souverains, diversifie les sources de données utiles à ses modèles d’intelligence artificielle, et renforce son positionnement comme hub numérique intermédiaire entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe.
Une stratégie qui devra encore faire ses preuves sur le terrain
Dans leur volonté d’investir les segments critiques de la transition numérique africaine, les Émirats arabes unis affichent la volonté de s’ériger en partenaire durable de cette transformation, en soutenant les politiques publiques locales et en accompagnant l’émergence d’écosystèmes d’innovation sur le continent.
Plusieurs éléments distinguent cette approche d’autres modèles d’influence technologique en Afrique. Le pays du Golfe propose un continuum structuré, allant des infrastructures physiques à l’ingénierie logicielle, en passant par la formation, les partenariats publics et la diplomatie économique. Le positionnement de Dubaï comme plateforme logistique, financière et technologique du Sud global peut renforcer cette dynamique dans un contexte où les chaînes d’approvisionnement numériques tendent à se régionaliser.
Cependant, plusieurs inconnues demeurent. La concrétisation des projets annoncés — qu’il s’agisse du hub d’innovation au Ghana, du data center au Kenya ou des partenariats éducatifs — dépendra de la stabilité des engagements, de la coordination entre acteurs publics et privés, et de l’adhésion des communautés locales. À moyen terme, il faudra aussi observer dans quelle mesure ces initiatives s’alignent avec les cadres panafricains tels que la Stratégie IA de l’Union africaine, l’Agenda 2063 ou encore les politiques de souveraineté numérique adoptées à l’échelle nationale.
Alors que d’autres puissances, comme la Chine, l’Inde, les États-Unis ou l’Union européenne, multiplient elles aussi les initiatives dans les secteurs numériques en Afrique, la capacité des Émirats à maintenir un positionnement lisible, pragmatique et non intrusif constituera sans doute un facteur clé de différenciation.
(Source : Agence Ecofin, 15 juillet 2025)