Saviez-vous qu’AFRINIC, le garant de l’Internet africain, est en danger ?
mardi 26 août 2025
Derrière ce nom peu connu du grand public se cache pourtant une institution vitale pour notre quotidien numérique. C’est AFRINIC qui permet à nos téléphones de se connecter, à nos banques en ligne de fonctionner, à nos startups d’innover et à nos services publics de se digitaliser. Aujourd’hui, cette organisation traverse une crise majeure qui menace non seulement son existence, mais aussi la souveraineté numérique de tout un continent.
Si AFRINIC disparaît ou tombe sous le contrôle d’un autre continent, l’Afrique risque de perdre la main sur son Internet. La question est simple : allons-nous rester spectateurs ou agir pour sauver le soldat AFRINIC ?
Mais revenons d’abord à la genèse d’AFRINIC pour mieux comprendre son importance :
Pour comprendre la genèse d’AFRINIC (African Network Information Centre), il faut revenir sur la manière dont la gestion des adresses IP (et plus largement des ressources Internet) se faisait avant sa création.
Avant AFRINIC : une gestion externalisée
Avant 2005 (année de reconnaissance officielle d’AFRINIC) par l’ICANN et l’IANA, l’Afrique ne disposait pas de son propre registre régional Internet (RIR).
Les adresses IP (Internet Protocol — identifiant unique qui permet à un appareil connecté à Internet d’être reconnu et de communiquer avec les autres) et les numéros d’AS pour les opérateurs, universités, gouvernements et fournisseurs de services Internet africains étaient attribués par d’autres RIRs situés hors du continent :
– RIPE NCC (Réseaux IP Européens Network Coordination Centre — basé en Europe) : gérait principalement les pays d’Afrique du Nord et une grande partie de l’Afrique de l’Ouest et centrale.
– ARIN (American Registry for Internet Numbers — basé en Amérique du Nord) : couvrait quelques parties de l’Afrique.
– APNIC (Asia Pacific Network Information Centre — basé en Asie/Pacifique) : gérait parfois certains cas spécifiques.
Cette gestion externalisée n’était pas sans conséquence pour l’Afrique.
Voici quelques problèmes liés à cette situation :
– Dépendance externe : Les acteurs africains devaient traiter avec des structures situées à des milliers de kilomètres, ce qui créait des délais et un manque d’adaptation aux réalités locales.
– Barrière linguistique et administrative : Les procédures n’étaient pas toujours adaptées aux langues ou aux contextes africains.
– Manque de représentation : L’Afrique n’avait pas de voix forte dans la gouvernance mondiale de l’Internet.
– Inégalités d’accès : Les besoins des pays africains (en pleine phase de développement des TIC) n’étaient pas toujours considérés comme prioritaires par les RIRs non-africains.
Alors vient la naissance d’AFRINIC :
À la fin des années 1990, l’Afrique vivait une révolution silencieuse. De plus en plus de pays se connectaient à Internet, mais le continent dépendait encore totalement d’organismes étrangers pour obtenir ses adresses IP et ses numéros de réseaux (ASN).
Les pionniers africains de l’Internet — chercheurs, ingénieurs réseaux, acteurs de la société civile et entreprises privées — commençaient à ressentir un besoin urgent : avoir un registre africain, géré par les Africains eux-mêmes, afin de garantir une meilleure autonomie numérique.
– 1997–2000 : les premiers plaidoyers.
C’est à travers des rencontres techniques comme AfNOG (African Network Operators Group) et les réunions de la communauté Af* que les discussions s’organisent. Ces espaces deviennent les berceaux des idées d’une gouvernance Internet adaptée aux réalités africaines.
– 2000–2004 : la structuration.
Avec le soutien de la communauté Internet mondiale et l’appui de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers — l’organisme qui supervise l’attribution des noms de domaine et coordonne l’ensemble des registres Internet régionaux), les pionniers africains commencent à poser les bases d’un registre propre au continent.
Dans ce processus, l’IANA (Internet Assigned Numbers Authority — la branche de l’ICANN chargée de gérer la distribution mondiale des adresses IP et des numéros ASN) joue aussi un rôle crucial, en travaillant sur les mécanismes techniques et administratifs nécessaires à la transition.
– 2004 : choix du siège.
Après plusieurs consultations, l’île Maurice est choisie comme siège d’AFRINIC. Ce choix repose sur des critères de neutralité géographique et politique, mais aussi sur l’accessibilité de l’île pour l’ensemble du continent.
– 2005 : la consécration.
Après des années d’efforts, l’ICANN et l’IANA reconnaissent officiellement AFRINIC comme le 5ᵉ et dernier Registre Internet Régional (RIR) du monde.
L’Afrique rejoint ainsi la famille des grands registres déjà existants :
– ARIN (Amérique du Nord),
– RIPE NCC (Europe, Moyen-Orient, Asie centrale),
– APNIC (Asie-Pacifique),
– LACNIC (Amérique Latine & Caraïbes).
Avec cette reconnaissance, l’Afrique gagne une voix forte dans la gouvernance mondiale de l’Internet, et surtout la capacité de gérer elle-même ses ressources numériques vitales : les adresses IP et les numéros de réseaux (ASN).
Mais que fait concrètement AFRINIC ?
AFRINIC gère les adresses IP pour l’ensemble du continent africain.
Ces adresses, comparables à des numéros de maison, permettent de localiser chaque ordinateur, serveur ou site Internet. Sans elles, aucune connexion n’est possible. AFRINIC est donc “l’entité numérique” de l’Afrique, attribuant de façon unique et ordonnée ces ressources vitales à nos opérateurs, entreprises, institutions et universités.
Mais son rôle va bien au-delà : AFRINIC forme les acteurs du numérique, soutient la transition vers IPv6, accompagne les startups et contribue à sécuriser l’Internet africain. Bref, c’est une colonne vertébrale discrète mais vitale de notre quotidien connecté.
Ligne du temps visuelle retraçant les grandes étapes d’AFRINIC depuis sa reconnaissance par l’ICANN et l’IANA en 2005.
AFRINIC en crise depuis 2023 : quel avenir pour l’Internet africain ?
Depuis 2023, AFRINIC traverse une crise institutionnelle profonde qui met en péril son rôle central dans la gouvernance de l’Internet africain. En tant que Registre Internet Régional (RIR), AFRINIC est chargé de distribuer et de gérer les adresses IP et les numéros de systèmes autonomes (ASN) pour l’ensemble du continent. Son bon fonctionnement est donc vital pour assurer la connectivité, la sécurité et la stabilité de l’Internet en Afrique.
Pourtant, l’organisation est secouée par des conflits internes, des litiges judiciaires et une crise de gouvernance qui paralysent son efficacité. Ces tensions fragilisent la confiance des parties prenantes — gouvernements, opérateurs télécoms, entreprises, universités et société civile — qui dépendent de ses services pour connecter des millions d’Africains.
La situation est d’autant plus préoccupante que l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) et l’IANA (Internet Assigned Numbers Authority), qui supervisent la répartition mondiale des ressources Internet, ont déjà exprimé leurs inquiétudes. En cas d’instabilité prolongée, une menace plane : le retrait de la reconnaissance officielle d’AFRINIC comme registre régional. Une telle décision aurait des conséquences dramatiques, car l’Afrique perdrait son autonomie de gestion au profit de registres situés hors du continent — un retour en arrière de plus de 20 ans.
Que se passerait-il si AFRINIC disparaît ?
– Perte de souveraineté numérique : l’Afrique n’aurait plus la maîtrise de ses ressources Internet.
– Inégalités accrues : les pays africains devraient négocier avec d’autres continents pour obtenir leurs ressources.
– Risque économique : les startups, opérateurs et gouvernements africains subiraient des retards et des coûts accrus pour accéder aux ressources Internet.
– Fragilité géopolitique : un continent dépendant d’autrui pour ses adresses IP serait vulnérable aux pressions extérieures.
Aujourd’hui, une question cruciale se pose : l’Afrique peut-elle préserver son indépendance numérique sans une réforme urgente et concertée d’AFRINIC ?
Pourquoi les utilisateurs africains doivent s’y intéresser ?
La majorité des internautes africains ignore jusqu’à l’existence d’AFRINIC, pourtant son sort les concerne directement.
Chaque connexion Internet que nous utilisons dépend d’une adresse IP gérée par AFRINIC.
Nos économies numériques (e-commerce, fintech, services publics en ligne) reposent sur une gestion fiable et locale de ces ressources.
Nos droits numériques pourraient être fragilisés si un acteur externe décidait des conditions d’accès.
En bref : ce qui se joue à AFRINIC, c’est l’avenir même de l’Internet africain tel que nous le connaissons.
L’avenir de l’Internet africain dépendra de la capacité de ses acteurs — États, secteur privé, société civile et communauté technique — à dépasser les clivages et à défendre une vision commune pour garantir la souveraineté numérique du continent.
Que faire pour sauver le soldat AFRINIC ?
AFRINIC n’est pas une simple institution technique.
C’est le cœur battant de l’Internet africain, le garant de notre indépendance numérique, le symbole de notre capacité à gérer nous-mêmes nos ressources stratégiques.
C’est vrai que depuis 2023, une crise institutionnelle fragilise son fonctionnement et menace de réduire l’Afrique au silence numérique.
Si nous restons spectateurs, demain, nos adresses IP et nos ressources réseau pourraient être de nouveau administrées depuis l’extérieur, comme avant 2005.
Ce serait un retour en arrière historique, un recul de souveraineté et une défaite pour l’Afrique.
Nous refusons ce scénario.
Nous affirmons que sauver AFRINIC, c’est sauver l’Internet africain.
Pour cela, nous appelons :
– Les gouvernements africains à reconnaître AFRINIC comme un pilier stratégique de notre souveraineté numérique et à le soutenir sans réserve.
– Le secteur privé, les opérateurs télécoms et les start-up à s’engager activement dans la gouvernance de l’organisation.
– La communauté technique, la société civile et les universités à défendre un AFRINIC fort, transparent et représentatif.
– Les partenaires internationaux (ICANN, IANA, autres RIRs) à accompagner la réforme d’AFRINIC dans le respect de l’autonomie africaine.
L’heure n’est plus aux divisions, mais à l’unité.
L’heure n’est plus à l’attente, mais à l’action.
Parce qu’un Internet africain libre, souverain et inclusif ne peut exister sans AFRINIC, nous lançons cet appel : sauvons le soldat AFRINIC, sauvons notre avenir numérique.
Voici quelques actions concrètes que nous pouvons mener :
En tant qu’utilisateurs d’Internet africains, nous ne sommes pas spectateurs impuissants de la crise que traverse AFRINIC, car sa survie concerne directement notre souveraineté numérique et la stabilité de nos connexions.
1️⃣ Sensibiliser et informer autour de nous :
Partager des articles (comme le vôtre) et contenus pédagogiques pour vulgariser l’importance d’AFRINIC.
Expliquer à nos communautés, entreprises et jeunes pourquoi cette crise menace l’Internet africain.
Utiliser les réseaux sociaux pour attirer l’attention sur le sujet (#SaveAFRINIC).
2️⃣ Interpeller les décideurs et institutions africaines :
Écrire à nos gouvernements, ministères du numérique et autorités de régulation pour qu’ils se prononcent publiquement.
Pousser l’Union Africaine et les organisations régionales (CEDEAO, CEEAC, SADC, UMA, etc.) à s’impliquer pour défendre l’autonomie d’AFRINIC.
3️⃣ Mobiliser la société civile et le secteur privé :
Inviter associations, ONG, universités et communautés tech à prendre position.
Encourager les startups, opérateurs télécoms et fournisseurs d’accès Internet à s’unir et exiger la stabilité de la gouvernance numérique africaine.
4️⃣ Participer aux consultations d’AFRINIC et d’ICANN :
AFRINIC organise régulièrement des assemblées publiques et webinaires : nous pouvons y assister, poser des questions et donner notre avis.
Signer des pétitions, prendre part aux discussions en ligne, contribuer aux documents de consultation.
5️⃣ Créer un mouvement citoyen panafricain pour Internet :
Initier des campagnes collaboratives : tribunes, blogs, podcasts.
Encourager les médias à traiter de la question pour sortir la crise du cercle restreint des spécialistes.
Proposer un front commun de défense du “bien commun numérique africain”.
En résumé : nous devons transformer notre inquiétude en mobilisation collective.
Si AFRINIC s’effondre, l’Afrique perd une part essentielle de sa souveraineté numérique. Mais si nous nous mobilisons, nous pouvons sauver cette institution clé et renforcer notre autonomie sur Internet.
Cyriac Gbogou
(Source : Medium.com, 26 août 2025)