Le Sénégal se targue d’être en pleine transformation numérique. Pourtant, entre zones blanches persistantes, tarifs élevés et cybersécurité défaillante, le fossé se creuse entre les promesses officielles et la réalité du terrain.
J’ai souvent eu la fâcheuse habitude de tenter de participer, de façon modeste, aux sujets politiques et de société de notre cher Sénégal, au grand désespoir de ceux qui pensent qu’il vaut mieux se taire quand on ne gère pas un ministère. Mais cette fois, j’ai décidé de parler de mon domaine professionnel : les Télécoms, ce monde fascinant où tout le pays dépend d’un signal invisible, capricieux, mais toujours facturé au centime près.
On nous répète que le Sénégal est sur la voie du numérique, que la fibre avance, que la 4G couvre 90 % du territoire (ARTP, Rapport annuel 2023), que l’accès à l’internet mobile dépasse les 70% selon plusieurs estimations (UIT, 2023). Mais sur le terrain, entre la 4G qui ressemble parfois à de la 2,5G, la fibre qui s’arrête aux quartiers « stratégiques » et les coupures intempestives, on se demande si la fameuse « transformation digitale » n’a pas pris le bus en lieu et place du très haut débit. Car, derrière ces chiffres encourageants, qui présentent notre pays comme un acteur important dans le paysage technologique ouest-africain, notamment grâce à des infrastructures solides comme le câble sous-marin ACE, se cachent des disparités profondes qui freinent une véritable inclusion numérique. Les zones rurales, où la couverture 4G reste inégale (Banque mondiale, 2024), continuent de pâtir d’un accès limité à des services numériques stables, creusant ainsi la fracture territoriale. Par ailleurs, le coût des services internet reste élevé, comparé à certains pays voisins, même si la situation évolue, ce qui restreint l’accès aux populations les plus vulnérables et limite le potentiel de croissance et d’innovation.
Pendant ce temps, les opérateurs engrangent des profits record, alors que l’utilisateur sénégalais jongle entre trois cartes SIM pour espérer capter un signal à Ziguinchor, Fatick ou Podor et certains n’hésitent pas à monter sur un arbre, escalader un toit ou faire des contorsions improbables pour prendre un appel ou publier leur dernière photo sur Instagram. La réalité du terrain est parfois plus comique que tous les PowerPoint ministériels réunis. Quant à la régulation, à travers l’Autorité de Régulation des Télécommunications et des Postes, disons qu’elle ressemble parfois à un arbitre trop poli : elle siffle rarement, et souvent après la fin du match.
Malgré une scène locale dynamique, où émergent des incubateurs et des initiatives dans la fintech, plusieurs acteurs innovants restent souvent tributaires de financements étrangers (GSMA, 2022) et peinent à atteindre une masse critique au niveau national. Parallèlement, le système éducatif peine à produire en nombre suffisant des profils qualifiés capables de soutenir cette transformation numérique (Ministère de l’Education du Sénégal, Rapport 2023), et les opportunités de formation continue en compétences digitales demeurent trop limitées.
Plus récemment, c’est la cybersécurité qui a rappelé à tous que notre « transition numérique » repose sur des bases fragiles. La Direction Générale des Impôts et Domaines (DGID) a été victime d’une cyberattaque d’envergure, paralysant plusieurs systèmes de gestion fiscale et de recouvrement. Le groupe de pirates « Black Shrantac » aurait revendiqué l’attaque, affirmant avoir exfiltré près d’un téraoctet de données et exigé une rançon de 10 millions d’euros (environ 6,5 milliards FCFA) selon Sika Finance. Pendant que les services tentaient de rétablir les systèmes, la DGID a parlé d’un « problème technique » et affirmé que la situation était « maîtrisée », mais plusieurs observateurs, ont pointé une communication peu transparente sur l’étendue réelle de la compromission.
Précisons une chose pour les esprits prompts à penser que le piratage de la DGID est une curiosité locale : les cyberattaques frappent aussi des organisations dans les pays les plus technologiquement avancés — des hôpitaux du NHS au Royaume-Uni (WannaCry, 2017), aux réseaux d’infrastructures énergétiques américaines (Colonial Pipeline, 2021) en passant par la compromission logicielle mondiale (SolarWinds, 2020). La menace est globale. Mais là où la comparaison devient utile, c’est sur la réaction : ces États disposent souvent de cadres légaux robustes, de centres de réponse aux urgences informatiques (CERT : Computer Emergency Response Team) puissants et réactifs, et de politiques de communication transparente.
Au Sénégal, un CERT national existe bel et bien, rattaché à Sénégal Numérique (ex ADIE, Agence de l’Informatique de l’Etat). Mais faute de moyens humains, techniques et financiers suffisants, son action reste limitée face à l’ampleur des menaces croissantes. La leçon n’est donc pas que « cela n’arrive qu’à nous », mais qu’il faut renforcer nos structures existantes et leur donner les moyens d’agir avec la même efficacité que leurs homologues internationaux.
Cet épisode, au-delà du scandale ponctuel, met en lumière un problème plus profond : la vulnérabilité systémique de nos infrastructures numériques publiques. On aime parler de « souveraineté numérique », mais il faut reconnaître qu’elle ne peut être absolue : la fabrication du matériel Télécom mondial est concentrée entre quelques puissances (États-Unis, Chine, Europe). Cependant, la souveraineté relative est possible — celle qui consiste à héberger localement nos données, à maîtriser nos accès, à auditer nos réseaux et à développer nos propres compétences. Bref, même si nous ne fabriquons pas les serveurs, nous pouvons décider où ils tournent, qui les administre et quelles données y circulent.
Il ne s’agit pas ici d’un discours alarmiste, mais d’un appel à la lucidité. Pour faire du Sénégal un véritable hub numérique régional, il est crucial de relever ces défis à travers des actions ciblées :
– Faire du renforcement des infrastructures en zones rurales une priorité absolue
– Renforcer la régulation technique et indépendante. La mise en place d’un cadre réglementaire, inspiré du modèle de la Régulation en Tunisie, qui instaure des plafonds tarifaires temporaires sur les forfaits internet mobiles, a démontré son efficacité pour stimuler la consommation et la concurrence.
– Mutualiser les infrastructures entre opérateurs pour réduire les coûts et améliorer la couverture,
– Soutenir l’écosystème local d’innovation
– Rendre les audits de qualité de service plus accessibles au public
– Investir massivement dans la formation en cybersécurité et en ingénierie réseau,
– Intégrer aussi la redondance comme principe de base : la duplication des systèmes critiques, sur des sites séparés et sécurisés, pour éviter que le pays tout entier ne soit paralysé par une seule attaque ou panne.
– Améliorer la coopération régionale et internationale qui joue un rôle clé.
Le Sénégal doit continuer à capitaliser sur ses liens avec la CEDEAO à travers le programme « Digital Regional Integration », qui vise à harmoniser les politiques numériques et à faciliter l’interconnexion des réseaux dans la sous-région, attirant ainsi des investissements étrangers ciblés.
En fin de compte, parler des Télécoms, c’est encore parler de « politique », de ce qui fait tourner le pays : bâtir un écosystème robuste, inclusif et durable, qui allie innovation locale, formation, régulation adaptée et mobilisation coordonnée des acteurs publics, privés et de la société civile. Ce défi, qui est aussi une formidable opportunité, permettra de renforcer la compétitivité nationale, de créer des emplois qualifiés, de réduire les inégalités et d’améliorer significativement les services publics, jetant ainsi les bases d’un développement économique et social véritablement durable.
Alors oui, cette fois je n’ai pas parlé de « camp présidentiel » ni d’« opposition ». Mais vous l’aurez remarqué : dans les Télécoms aussi, il y a beaucoup de promesses — et souvent peu de réseau. Et je sais déjà que cet article, « trop » technique et sans querelle politicienne, aura sans doute moins de « comments » et de « shares » que mes précédentes contributions. Mais au moins, il captera ce qui compte le plus : le signal.
Amadou Thiourou Barry
(Source : Seneplus, 4 octobre 2025)