Mouhamed Diouf, Directeur général de GTP : “Nous n’utilisons pas l’IA pour remplacer l’humain, mais pour l’augmenter, lui faire gagner du temps et améliorer la qualité du processus”
vendredi 11 juillet 2025
Directeur général de Gaindé Talent Provider depuis 2023, Mouhamed Diouf est une figure incontournable de la transformation digitale en Afrique. Fort de plus de 20 ans d’expérience, il a piloté des projets d’innovation, de cybersécurité et de facilitation du commerce au sein de Gaindé 2000 et à l’international, notamment au Canada.
Avec GTP, il mise sur une approche exigeante du développement des talents africains, combinant formation sur mesure, intelligence artificielle et stratégie d’impact. Dans cet entretien, il revient sur son parcours, les ambitions de GTP, et la manière dont la technologie peut transformer durablement l’accès à l’emploi et les dynamiques de compétences sur le continent.
Le Tech Observateur : Merci infiniment pour cette belle solution que vous venez de nous présenter. Mais d’abord, dans un premier temps, parlez-nous un peu de Gaindé Talent Provider. Depuis le lancement, qu’est-ce que ça donne aujourd’hui ?
Mouhamed Diouf : Gaindé Talent Provider, comme vous le savez, a été lancée comme une filiale de Gaindé. Cela nous a permis de développer un produit pour servir des talents à l’ensemble de l’écosystème, en commençant par notre propre structure. Nous avons connu une croissance de près de 500 % entre la fin 2023 et la mi-2025 sur le nombre de talents identifiés. En plus, nous avons mis en place de nouveaux outils, notamment UJUZI — un mot swahili qui signifie talent, auquel nous avons ajouté AI pour intelligence artificielle. Cet outil permet d’accélérer drastiquement le processus de sélection, qui peut passer de plusieurs semaines à quelques heures ou minutes.
Le Tech Observateur : Très bien, on reviendra tout à l’heure sur ce produit phare, mais restons sur l’évolution de Gaindé Talent Provider. Comment vous êtes-vous fait une place dans un écosystème aussi exigeant ?
Mouhamed Diouf : Justement, je pense qu’il y a un manque d’outils pour bien percevoir les besoins. Notre objectif n’est pas de placer des profils à la chaîne. Nous parlons de talents, pas seulement de ressources humaines. Cela exige une préparation supérieure à la moyenne, une intégration structurée, des phases plus complexes. C’est un travail de niche, ciblé, pour bien encadrer et former des talents qui répondent à une demande de qualité.
Le Tech Observateur : Et votre modèle économique, comment fonctionne-t-il ?
Mouhamed Diouf : Il est assez simple. Côté client, c’est généralement un paiement au TGM (taux journalier moyen) ou un forfait mensuel. Mais de notre côté, nous investissons beaucoup dans la sélection et la préparation. Nous préférons des profils débutants à intermédiaires, plus réceptifs aux nouvelles technologies. Mais nous travaillons aussi avec des seniors. Ce sont des talents spécialisés sur des technologies récentes que nous mettons à disposition de l’écosystème.
Le Tech Observateur : Concrètement, comment ça marche ? Vous allez chercher les talents, vous les formez, puis vous les placez ? Expliquez-nous le processus.
Mouhamed Diouf : Il y a plusieurs scénarios. Il nous arrive de prendre des talents pendant un an, de les former en interne sur des projets concrets, pour développer des compétences qu’ils n’auraient pas acquises à l’université. On parle ici d’upskilling. D’autres ont déjà une ou deux années d’expérience et viennent chez nous pour ajuster leur profil. Et une fois prêts, nous les plaçons chez nos clients. L’objectif, ce n’est pas tant le modèle, mais de montrer que le talent, pour nous, est un levier stratégique. C’est aussi pourquoi nous misons sur l’IA : pour que tous nos talents soient AI-ready.
Le Tech Observateur : Mais justement, ces talents, où les trouvez-vous ?
Mouhamed Diouf : Plusieurs canaux. Le premier, ce sont les cohortes universitaires. Un bon tiers de nos talents viennent de formations Bac+5, parfois même doctorales. On les recrute en fin de cycle, on les accompagne pendant plusieurs mois. D’autres ont un à deux ans d’expérience, voire plus. Et on en fait des appels à candidatures ouverts, mais de plus en plus, ce sont nos partenariats avec les écoles qui alimentent le vivier. On travaille avec l’ITD, SIMPLON, LIPÉ, le PT, l’ESP, etc.
Le Tech Observateur : Et combien coûte un talent formé en interne avant d’être placé sur le marché ?
Mouhamed Diouf : C’est variable. On a découvert depuis six mois un modèle où le talent travaille directement sur un projet interne. Il ne nous “coûte” pas réellement, car il apprend en produisant. Il arrive aussi que nous offrions des bourses pendant une formation d’un an, sans obligation de rester chez nous. Ce n’est qu’à la fin du parcours que nous le contractualisons.
Le Tech Observateur : Parlons maintenant de votre produit IA, UJUZI. En quoi change-t-il la donne dans la gestion des talents ?
Mouhamed Diouf : UJUZI utilise le NLP (Natural Language Processing) et les LLM (Large Language Models) pour disséquer automatiquement des CV, lettres, profils. Grâce à des techniques comme la similarité cosinus, nous mesurons la proximité entre un profil et une offre donnée. Cela permet un premier tri extrêmement rapide et pertinent. Et au-delà des RH, nous l’avons déjà testé sur des demandes de bourses ou de prêts. Le deuxième niveau d’utilisation, c’est ce qu’on appelle l’agentic AI.
Le Tech Observateur : Justement, expliquez-nous ce concept d’agentic AI.
Mouhamed Diouf : Cela s’écrit agentic, comme dans TIC. Plutôt que de faire une seule requête à une IA, on lui confie une tâche comme à un agent. Par exemple : un agent qui rédige des lettres, un autre qui lit des courriels, un qui prépare des présentations. C’est une orchestration intelligente de plusieurs IA spécialisées. Et cela change radicalement l’organisation du travail.
Le Tech Observateur : Et que répondez-vous à ceux qui reprochent à l’IA de déshumaniser la gestion des talents ?
Mouhamed Diouf : Je dis souvent : « L’IA ne vous remplacera pas. Mais quelqu’un qui sait l’utiliser, oui. » Il faut encadrer l’IA, s’assurer qu’elle nous sert, plutôt que l’inverse. Ceux qui ont peur ont raison — mais s’ils restent sur le quai, ils manqueront le train. Notre approche, c’est l’IA au service de l’humain, jamais à sa place.
Le Tech Observateur : Un petit mot sur votre parcours. Plus de 20 ans dans la tech. Quels enseignements tirez-vous avec le recul ?
Mouhamed Diouf : Les moments de doute ? Chaque matin. Les moments difficiles ? Chaque heure. Aujourd’hui, je ne peux pas passer une journée sans faire une veille IA. Entre 4h30 et 6h du matin, c’est mon créneau. Ce n’est pas une peur d’être dépassé, c’est le souci de ne pas réinventer ce que d’autres ont déjà fait. Ce doute permanent est nécessaire pour avancer.
Le Tech Observateur : Et pourquoi avoir quitté le Canada pour revenir au Sénégal ? Est-ce que ça en valait la peine ?
Mouhamed Diouf : Oui, largement. Parce qu’ici, l’impact est démultiplié. Ce qu’on fait a un effet bien plus significatif qu’ailleurs. C’est de l’évangélisation, de la formation, de la transmission. On construit, on structure. C’est gratifiant. Plus que le confort, c’est l’utilité qui compte.
Le Tech Observateur : Une dernière question, plus personnelle : dans votre enfance, y avait-il déjà une ambiance propice à ce parcours dans le numérique ?
Mouhamed Diouf : Mon père, non. Mais ma mère, oui : elle a été opératrice de saisie, donc j’ai grandi avec des machines. Un jour, à la FIDAK, un Français présentait un logiciel en Visual Basic. On avait 12–13 ans, on lui a demandé comment il l’avait fait. Il a répondu que c’était compliqué. En sortant, on s’est dit : « Ce n’est pas compliqué. On va faire mieux. » C’est parti de là.
Le Tech Observateur : Et vos rêves d’enfant ?
Mouhamed Diouf : Comme beaucoup, j’ai voulu être médecin, pilote, artiste… mais le rêve qui est resté le plus longtemps, c’était la médecine. Finalement, j’ai choisi de soigner les systèmes !
(Source : Le Techobservateur, 11 juillet 2025)