Mathieu Bécue, attaché de coopération pour l’innovation et l’économie numérique à l’Ambassade de France au Sénégal : « L’avenir de l’IA ne se fera pas sans coopération internationale. »
dimanche 6 juillet 2025
Dans un contexte mondial marqué par l’accélération des transformations numériques, la coopération entre la France et le Sénégal s’intensifie autour d’un axe stratégique : l’intelligence artificielle. À travers des programmes structurants comme l Sen Hub IA, Senspatial, LionsTech Invest, Go Taouey, HEC Challenge +, Game Hub Sénégal, ou encore le réseau Teranga Tech Incub, l’ambassade de France joue un rôle de facilitateur, d’accompagnateur et de catalyseur au sein de l’écosystème technologique sénégalais.
Actuellement en poste à Dakar après une première expérience en Afrique du Sud, Mathieu Bécue apporte son expertise à la croisée de la recherche, de l’innovation et de la diplomatie scientifique. Ancien directeur d’une plateforme d’intelligence technologique à l’Université de Bordeaux, récipiendaire de la médaille de Cristal du CNRS, il pilote aujourd’hui une série d’initiatives visant à renforcer les compétences locales, soutenir les startups et promouvoir une IA inclusive et durable.
Dans cet entretien exclusif accordé à Socialnetlink, il revient en profondeur sur les ambitions de la coopération franco-sénégalaise dans le domaine de l’intelligence artificielle, les résultats attendus du programme Sen Hub IA, et les perspectives à moyen et long terme d’un partenariat qui mise sur l’humain, la technologie, et l’impact durable.
Comment la France accompagne-t-elle le Sénégal dans l’élaboration et l’opérationnalisation de sa stratégie nationale d’intelligence artificielle ? Quels sont les principaux axes de cette collaboration ?
A l’issue de l’élaboration de la stratégie nationale d’intelligence artificielle (SNIA) en 2023, processus dans lequel Expertise France a été fortement impliquée, en concertation avec le Ministère de la Communication, de la Télécommunication et du Numérique, il a été décidé d’étudier la façon dont l’ambassade de France pouvait soutenir les premières activités de la feuille de route de cette stratégie.
C’est ainsi qu’est né le programme Sen Hub IA, lancé en mai 2024, dont l’objectif est de soutenir la visibilité de l’écosystème IA sénégalais et son étroite connexion à son environnement international, condition importante pour accroître son attractivité, et permettre une soutenabilité de long terme de son dynamisme.
Je me permets de rappeler que les activités financées dans ce projet, sans exception, ont toutes été proposées et validées par les acteurs de cet écosystème, eu égard aux priorités immédiates et des défis identifiés dans le cadre de la SNIA.
Dans ce cadre, le projet Sen Hub IA vient financer des activités sur l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur de l’écosystème IA, avec des priorités données sur :
– le développement des compétences et de l’employabilité des jeunes ;
– le renforcement et l’accès à des jeux de données thématiques /sectorielles nécessaires au développement de nouvelles solutions basées sur l’IA ;
– l’appui à l’émergence et l’accompagnement au développement de start-ups ;
– la stimulation de la demande et en particulier celle de la commande publique (sensibilisation renforcée des décideurs au potentiel qu’offre l’intelligence artificielle dans le développement de nouveaux services aux usagers) ;
En parallèle et de manière complémentaire, l’ambassade de France en partenariat avec la Cyber Infrastructure Nationale pour l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (CINERI), en charge du supercalculateur sénégalais, a déployé le projet Go Taouey.
L’objectif à travers cette autre initiative a été de soutenir la mise en exploitation accélérée du super calculateur Taouey, avec (i) le lancement de calculs de recherche par des équipes académiques pré-identifiées dans les domaines de la santé et de l’environnement, (ii) l’ouverture du supercalculateur à des startups pour tester et développer leurs services, mais également (iii) la promotion de cette importante infrastructure scientifique auprès de la communauté des utilisateurs dans les universités.
Pouvez-vous nous détailler les objectifs du programme SEN HUB IA et les résultats attendus pour l’écosystème technologique sénégalais ? Comment ce programme soutient-il les start-ups locales spécialisées en IA ?
Le projet Sen Hub IA s’articule autour de 3 principaux objectifs :
Objectif 1 : Le renforcement de l’expertise / les capacités pratiques des enseignants en science des données et intelligence artificielle (IA), mais aussi de jeunes diplômés afin d’accroître leur employabilité, tout en favorisant la visibilité des formations proposées au Sénégal dans ce domaine.
Il a été prévu la mise en place de différentes écoles d’été pour les enseignants chercheurs et doctorants sénégalais. Ces écoles d’été sont conçues en partenariat avec l’Association Sénégalaise des chercheurs en Informatique (ASCII), sur la base des besoins clairement identifiés par cette communauté.
Ces écoles d’été ont pour objectif de renforcer l’expertise pratique des enseignants et formateurs en science des données et IA sur les dernières évolutions de l’IA générative et ses applications concrètes dans les entreprises et le secteur public. La 1ère édition s’est déroulée d’ailleurs au mois d’avril à l’UCAD. A l’issue du programme, ce seront plus de 150 enseignants chercheurs qui auront bénéficié de cette activité.
Des programmes de renforcement des compétences ont également été initiés au profit de jeunes diplômés en science des données et IA parvenus en fin de cycle supérieur. Ces jeunes peuvent actuellement suivre des programmes certifiants pour devenir Data Analyst, Data Scientist, et deep learning Engineer.
Ces formations ont été initiées avec l’appui notamment du Dakar Institut of Technology (DIT) et de Go My Code.
Au total près de 200 jeunes seront à terme concernés par ces formations certifiantes. Des discussions sont également en cours avec le Fonds de Financement de la Formation Professionnelle (3FPT), afin de voir comment accroître le volume de bénéficiaires.
Enfin, sur ce volet, alors qu’aucune cartographie des formations en sciences des données et en Intelligence artificielle n’existe au Sénégal, un important chantier de recensement de ces formations a été engagé. L’objectif est d’accroître la visibilité de ces formations. Elle permettra de faciliter l’orientation des étudiants et de promouvoir la qualité des formations supérieures en SD et IA du Sénégal, avec l’appui du Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Cette cartographie sera très bientôt disponible.
Objectif 2 : Accélérer le développement des usages de l’Intelligence Artificielle (IA) dans les entreprises et administrations publiques du Sénégal, multiplier les propositions de solutions et les opportunités de réalisation de prototypes et animer une communauté des utilisateurs de l’intelligence artificielle.
Sur cet axe, l’un des principaux chantiers est de soutenir le développement d’une communauté d’utilisateurs de l’IA via la mise en place d’activités d’acculturation et d’animation s’adressant aux entreprises privées et aux acteurs publics. Cette activité s’articule aujourd’hui autour de nombreux webinaires portés par des experts sectoriels, mais également des workshops/ateliers thématiques, avec l’objectif de présenter et d’approfondir des exemples réussis d’usages de l’IA dans chacun des secteurs de l’économie du Sénégal, ou dans certains domaines transversaux (RH, relation clients, surveillance réseaux, prévision, etc.). La finalité est d’identifier des pistes et des opportunités de cas d’usages mais aussi de déployer au sein d’entreprises et ou administrations des solutions à base d’intelligence artificielle permettant de répondre efficacement à des besoins précis.
Dans cette optique, le projet Sen Hub IA a structuré et développé un important programme de « bourses » pour favoriser le recrutement de jeunes diplômés du supérieur issus des filières science des données et IA, au sein d’entreprises ou des administrations publiques souhaitant réaliser des prototypes de services. Quelque 100 bourses seront mises en place. Ces bourses répondent aux besoins des structures privées ou publiques en phase de déploiement d’un projet faisant appel à l’IA dans une optique de « transfert de technologie ».
Objectif 3 : Accompagner le développement, la visibilité et la notoriété de la communauté et de l’écosystème entrepreneurial IA, autour du développement d’un Hub Sénégalais
Soutenir le développement de l’écosystème en Intelligence artificielle du Sénégal, c’est aussi accroître sa notoriété et sa visibilité raison pour laquelle il nous a semblé important d’accompagner les activités d’une initiative sénégalaise qui vise à fédérer l’ensemble des acteurs de cet écosystème. Cette initiative c’est le AI Hub Sénégal qui regroupe aujourd’hui les principales structures sénégalaises engagées sur ce domaine : Galsen AI, l’Association Sénégalaise en Intelligence Artificielle, l’Institut des Algorithmes du Sénégal, le Women in Machine Learning and data Science, et prochainement l’Association Sénégalaises des chercheurs en Informatique. Le projet vient alors soutenir financièrement les équipes du Hub afin d’en assurer le fonctionnement sur le moyen terme.
Vous comprendrez alors que la mise en œuvre de nombreuses activités de ce projet de coopération est portée par le Ai Hub Sénégal, ce afin d’en faire bénéficier l’ensemble des parties prenantes de cet écosystème et en assurer l’impact le plus inclusif possible, compte tenu des expertises qui y sont regroupées.
Atteindre ce 3ème objectif c’est également essayer de participer à une réponse « cœur » exprimée par cet écosystème : constituer un lac de données massives (data lake) sur la problématique de la traduction entre le français, les langues régionales (wolof, peul, sérère…) et locales (noon, mancagne, bassari…).
Ce « commun » bénéficiera à l’ensemble des projets d’IA comportant une interface utilisateur grand public, c’est-à-dire en pratique, une grande partie des projets de recherche en cours sur l’IA au Sénégal.
Ce lac de données sectorielles sera alimenté par l’ensemble des producteurs nationaux de données du domaine considéré mais également par des campagnes de collecte de données, sur lesquelles le projet est en train de travailler. Le AI Hub Sénégal aura en charge d’ouvrir au plus grand nombre cet actif informationnelle et d’en assurer la gouvernance dans un premier temps.
Le projet soutient également la structuration et le développement d’un programme d’accompagnement au développement de jeunes startups. Cette initiative qui est encore en cours de réflexion, alors qu’aucun programme n’existe actuellement, visera à soutenir la croissance d’une vingtaine de startups à haut potentiel de développement, qui déploient ou intègrent des services reposant sur l’IA. Ce programme sera également adossé à un fonds d’amorçage qui permettra de soutenir les premières phases de développement de ces jeunes entreprises.
De manière complémentaire, et parce que le développement des entreprises passe aussi par leur internationalisation, le projet accompagne la promotion de ces jeunes entreprises innovantes à l’international, ce afin d’accroître leurs opportunités business, et leur visibilité vis-à-vis de la communauté financière internationale.
Vous l’aurez compris, les startups et PME sont des bénéficiaires privilégiées de ce programme. Elles bénéficieront également de la dynamique globale du développement de l’ensemble des maillons de la chaine de valeur de l’écosystème IA sénégalais, que cherche à soutenir ce programme.
Quelles initiatives sont mises en place pour renforcer les compétences des enseignants et des étudiants sénégalais en sciences des données et en intelligence artificielle ?
Comme nous avons pu le souligner précédemment, un des axes importants de ce projet est le renforcement du capital humain et en particulier celui des enseignants chercheurs, dans un contexte d’évolution « extrêmement rapide » de cette « discipline/technologie ». C’est aussi une réponse à l’un des axes de la SNIA qui rappelle la priorité à donner au lien entre science et innovation, au transfert de technologique, intitulé dans la stratégie « Lab to Market ».
Les enseignants chercheurs ont un rôle crucial à jouer dans la souveraineté des modèles et des solutions IA du Sénégal. Si nous n’intervenons pas directement dans le financement de projets de recherche dans le cadre de cette initiative (mais nous ne l’excluons pas dans le futur), ces projets de recherche se nourriront incontestablement de l’excellence scientifique des chercheurs sénégalais bénéficiaires de ces écoles d’été.
En parallèle de ce dispositif, l’ambassade de France propose chaque année des bourses étudiantes et de recherche qui sont particulièrement sollicitées. En 2024, ce sont près de 8 bourses qui ont été attribuées pour des étudiants qui ont pu rejoindre les meilleurs masters français dans ce domaine.
La création d’une Maison de l’Intelligence Artificielle au Sénégal a été évoquée. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet et sur le rôle que la France pourrait y jouer ?
Nous avions effectivement, il y a environ deux ans, lors du Salon des Algorithmes, des sciences, Technologies et de l’Innovation du Sénégal, évoqué la création d’une Maison d’Intelligence artificielle. Ce concept, qui résume (et je le dis rapidement) l’idée d’animation d’un écosystème, a été formulé et surtout acté autrement par certaines parties prenantes de l’écosystème sénégalais, reconnues pour leur dynamisme et les résultats concrets délivrés, lorsqu’ils ont décidé de la création du Ai Hub Sénégal.
C’est ce Hub, porté par de jeunes acteurs mais dont l’expertise et la reconnaissance sont reconnues internationalement, que nous avons décidés de soutenir avec le Ministère de la communication, des télécommunications et du numérique. Cette structure devra naturellement faire ses preuves et s’articuler étroitement avec d’autres acteurs de l’écosystème et en particulier ceux de la recherche. Ce choix est un choix d’avenir.
La France a accueilli le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle en février 2025. Quels enseignements en tirez-vous et comment ces discussions influencent-elles la coopération avec le Sénégal dans ce domaine ?
Le Sénégal est venu au sommet avec une délégation particulièrement importante, probablement la plus importante du continent africain, témoignant de la singularité de la dynamique du Sénégal dans ce domaine.
Outre la présence du Ministre de la communication, des télécommunications et du numérique, Monsieur Alioune Sall, une dizaine de startups, des chercheurs, des structures de l’écosystème ont participé à ce sommet. De nombreuses interventions d’acteurs de cette délégation ont permis d’exposer le savoir-faire et l’expertise du Sénégal mais également de rappeler les priorités du gouvernement sur ce sujet.
Le sommet partait d’un triple constat : (i) qu’il faut agir maintenant afin de donner à l’IA le visage qui reflète les valeurs que nous portons pour nos sociétés, (ii) qu’il faut être proactif et saisir les opportunités qu’offre l’IA, mais aussi être réactif face aux risques d’abus et d’usages détournés, (iii) éviter la capture de l’IA et de son développement par quelques géants de la tech.
Dans ce contexte, le développement, l’utilisation et l’accès à l’IA sont donc des enjeux politiques, qui appelait à un sommet d’envergure mondiale, où la voix du continent africain était indispensable et avec au centre, les questions (i) de sa gouvernance, et (ii) de l’infrastructure publique qui devra permettre un accès juste et équitable à cette technologie pour tous.
C’est ainsi que de nombreux enjeux ont été abordés, parmi lesquels je souhaite citer, de manière non exhaustive, le partage de données et de la puissance de calcul, le multilinguisme, le développement d’un agenda open source.
Je pense que les discussions qui ont eu lieu lors de ce sommet de Paris sont parfaitement alignées avec les priorités du gouvernement sénégalais raison pour laquelle le Sénégal a signé la déclaration finale du sommet sur « une intelligence artificielle inclusive et durable pour les peuples et la planète » Ces sujets sont, je pense, par ailleurs d’ores et déjà considérés dans le cadre du projet Sen Hub IA, sans pouvoir répondre naturellement totalement aux enjeux que je viens d’exposer. L’alignement est au demeurant bien présent.
Il en résulte que nous partageons une même vision. Ce sommet et les conclusions qui en sont ressorties ne font que conforter la pertinence de notre coopération sur ce domaine.
Quels sont les projets futurs envisagés pour renforcer la coopération entre la France et le Sénégal dans le domaine de l’IA ? Comment envisagez-vous l’évolution de ce partenariat à moyen et long terme ?
Les activités du projet Sen Hub IA se poursuivront jusqu’en 2026/2027. De nombreuses activités initiées dans le cadre de cette collaboration sont innovantes, y compris dans le mode opératoire de mise en œuvre, et issues de constats bien identifiés et documentés. L’évaluation de ses impacts permettra de se projeter et d’étudier la pertinence de son passage à l’échelle, et je me permets d’insister, en considérant en particulier le mode opératoire de sa mise en œuvre, qui est à mes yeux probablement l’aspect le plus important à considérer.
Le rapprochement avec d’autres écosystèmes du continent africain ou européen, rapprochement soutenu dans le cadre de ce projet, devrait également naturellement permettre l’émergence de nouvelles collaborations et ce de façon totalement autonome. Cette dimension est particulièrement importante et sur lequel nous parions. C’est aussi ici qu’il faut trouver une réponse à la question « comment envisagez-vous l’évolution de ce partenariat ? ».
L’avenir de l’IA ne se fera pas sans coopération internationale. Les écosystèmes français et sénégalais en particulier dans le domaine de la recherche se connaissent parfaitement. Ils s’alimentent mutuellement via leurs expertises respectives. La coopération franco-sénégalaise a ainsi de très beaux jours devant elle !!!
(Source : Social Net Link, 6 juillet 2025)