Objet : A propos de l’interdiction du téléphone portable dans les établissements scolaires, incohérence avec la validation de l’usage de l’Intelligence artificielle et risques pour la modernisation pédagogique
Monsieur le Ministre,
Votre volonté d’encadrer l’utilisation du téléphone portable dans les écoles publiques et privées, motivée par la protection de l’attention des élèves et leur bien-être, témoigne d’une préoccupation légitime. Pourtant, annoncée concomitamment à l’initiative nationale d’intégrer l’Intelligence artificielle (IA) dans les pratiques pédagogiques, cette mesure mérite qu’on l’interroge profondément : le smartphone n’est-il pas précisément le vecteur d’accès le plus répandu et le plus pertinent à ces outils d’Ia et aux ressources numériques pour la majorité des élèves sénégalais ?
Le téléphone portable constitue aujourd’hui un puissant outil techno-pédagogique. Il offre un accès immédiat aux contenus éducatifs, comble les lacunes liées au manque de manuels scolaires, favorise l’évaluation formative et rend possible la personnalisation des apprentissages grâce aux applications basées sur l’Ia. Pour les élèves vivant dans des zones éloignées ou en situation de vulnérabilité, il est un canal d’inclusion qui permet d’apprendre autrement et de manière plus souple. Il contribue aussi au développement des compétences numériques, critiques et éthiques qui sont incontournables dans le monde contemporain.
La recherche internationale nuance l’idée que le téléphone est forcément une source de distraction. Les études montrent qu’un usage libre et non encadré peut être nuisible, mais que lorsqu’il est intégré par l’enseignant dans une démarche pédagogique structurée, il améliore sensiblement les apprentissages. Les grands essais contrôlés randomisés de 2025 (Deng et al.) soulignent que la différence ne vient pas de l’appareil en lui-même, mais de la manière dont il est utilisé. L’usage guidé et réfléchi produit des effets positifs mesurables, tandis que l’interdiction stricte prive les enseignants d’un levier d’innovation.
Dans ce contexte, la mesure d’interdiction entre en contradiction avec l’ambition nationale de promouvoir l’Ia dans l’éducation. La plupart des outils d’Ia accessibles aux enseignants et aux élèves -assistants d’écriture, applications d’apprentissage adaptatif, traducteurs automatiques- sont conçus pour fonctionner sur des smartphones. Bannir le téléphone revient donc à limiter l’accès concret à l’Ia, creusant un fossé entre discours stratégique et pratiques réelles.
Il est essentiel de rappeler qu’aujourd’hui, des recherches très avancées sont menées pour répondre au déficit criant de professeurs en sciences et en philosophie dans notre pays. Ces travaux, menés dans plusieurs universités africaines et relayés par l’Unesco, prônent que le salut pourrait résider dans la technopédagogie par l’enseignement à distance. En effet, des plateformes d’apprentissage à distance, accessibles en grande partie via les smartphones, permettent d’assurer la continuité pédagogique, de multiplier l’accès aux cours de qualité et d’atteindre des milliers d’élèves au-delà des contraintes d’effectifs enseignants. Des exemples concrets existent déjà : les programmes de e-learning en mathématiques et en physique déployés dans certains pays africains (comme le Rwanda et le Kenya) montrent que les téléphones portables, couplés à des applications d’Ia, peuvent pallier le manque d’enseignants qualifiés, offrir des cours interactifs et permettre un suivi personnalisé des apprenants. Le Sénégal pourrait s’en inspirer pour relever ce défi structurel majeur.
Il ne faut pas instaurer la peur autour de l’usage du téléphone portable à l’école, mais plutôt créer un cadre clair et responsabilisant. La meilleure voie est de développer un module d’éducation numérique intégré aux programmes, qui apprenne aux élèves non seulement à utiliser les outils numériques, mais aussi à en comprendre les enjeux éthiques, sociaux et culturels. C’est une étape incontournable pour ce siècle, au même titre que l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et des mathématiques.
Monsieur le ministre, écarter le téléphone portable sans offrir d’alternative réelle pour l’accès aux ressources numériques et à l’Ia reviendrait à opposer deux ambitions nationales : moderniser l’école par la technologie et, en même temps, empêcher l’accès pratique à ces technologies. Les études récentes montrent qu’on n’obtient pas de résultats en opposant technologie et pédagogie, mais en formant, en encadrant, en expérimentant et en garantissant l’équité d’accès.
Je vous invite respectueusement à reconsidérer l’approche de l’interdiction pour la remplacer par une politique nuancée, construite avec les enseignants, les parents et les élèves, qui fera du smartphone un allié pédagogique et non une menace. Avec tout le respect dû à votre charge, vous disposez surtout de leviers institutionnels pour initier la rédaction d’une charte nationale d’usage pédagogique du smartphone et de l’Ia, incluant des guides pratiques pour les enseignants et des modules d’éducation numérique pour les élèves.
Respectueusement,
Amadou MBENGUE
Secrétaire général de la coordination départementale de Rufisque
Membre du Comité central et du Bureau politique du Pit Sénégal
Titulaire d’un Master en technopédagogie
(Source : Le Quotidien, 23 septembre 2025)