Dans un entretien publié mardi 20 août par Le Monde sous la signature de Coumba Kane, l’informaticienne sénégalaise Adji Bousso Dieng, première professeure noire en informatique de l’université de Princeton, lance un cri d’alarme sur la « colonisation numérique » du continent africain.
Pour Adji Bousso Dieng, l’emprise des géants du numérique sur l’Afrique constitue une nouvelle forme de colonisation. « J’observe avec inquiétude que l’infrastructure numérique de certains pays est contrôlée et supervisée par des entreprises étrangères », confie-t-elle au quotidien français. L’exemple du Sénégal illustre parfaitement cette dépendance : « Le data center qui héberge les données gouvernementales a été construit par Huawei, le géant chinois des télécoms. »
Cette situation soulève des questions cruciales de souveraineté. « Ces données sont-elles vraiment protégées contre la surveillance extérieure ? On ne peut pas parler de souveraineté lorsqu’une telle dépendance existe », s’interroge la scientifique. Le phénomène s’étend désormais aux satellites avec Starlink d’Elon Musk : « Que se passerait-il si Elon Musk estimait que tel ou tel pays mène une politique hostile à ses intérêts et décide de couper l’accès à Internet ? »
Face à ces défis, Adji Bousso Dieng plaide pour une transformation radicale des systèmes éducatifs africains. Ses constats sont édifiants : « Au Sénégal, plus de 80 % des lycéens suivent la filière littéraire. » Pour elle, l’enjeu est existentiel : « Accéder à Internet, à l’électricité, à une eau purifiée et pouvoir transformer nos ressources nous-mêmes… tout ceci passe par un investissement dans les sciences et l’ingénierie. »
La scientifique, qui dirige l’ONG The Africa I Know pour promouvoir l’éducation scientifique des filles, dénonce un cercle vicieux : « Il est affligeant de voir nos matières premières exploitées à l’extérieur pour nous être revendues à prix d’or une fois transformées en produits alimentaires ou en téléphone portable. »
Des algorithmes biaisés contre l’Afrique
Les recherches d’Adji Bousso Dieng révèlent une discrimination algorithmique préoccupante. « Les modèles d’intelligence artificielle sont souvent entraînés à partir d’ensembles de données qui ne reflètent pas la diversité des populations, des langues et des cultures », explique-t-elle. Ses travaux, publiés dans la revue NeurIPS, démontrent que « les modèles d’intelligence artificielle de pointe pour la conversion de texte en image ont du mal à produire des contenus culturellement riches sur l’Afrique. »
Cette situation perpétue les inégalités : « Cela conduit à des systèmes d’intelligence artificielle biaisés et inefficaces qui non seulement ne parviennent pas à résoudre les problèmes locaux africains, mais peuvent également exacerber les inégalités sociales existantes. »
Pour sortir de cette dépendance, la chercheuse préconise une approche révolutionnaire. « Idéalement, nous devrions viser à former des modèles à partir de zéro sur des données de haute qualité et pertinentes au niveau local. C’est ce que fait la Chine. C’est ce que font les Emirats arabes unis. Pourquoi ne pouvons-nous pas le faire en Afrique ? »
Cette vision s’inscrit dans une démarche panafricaniste pragmatique. « Le panafricanisme ne peut pas se résumer à des slogans », affirme-t-elle, prônant « une intégration par domaines prioritaires dans les secteurs de santé, de l’éducation, du militaire et même dans le développement de l’intelligence artificielle. »
Une gouvernance démocratique à repenser
Au-delà de la technologie, Adji Bousso Dieng questionne les modèles démocratiques africains. « Lorsqu’un chef d’État entreprend de développer son pays, faut-il invariablement le stopper dans sa dynamique à cause de la durée des mandats fixée par la Constitution ? Dans le même temps, ne devrait-on pas introduire une procédure de destitution en cours de mandat face à un dirigeant qui ne fait pas ses preuves ? »
Son diagnostic pour 2050 reste sombre sans changement radical : « Des années 2000 à aujourd’hui, la plupart des pays africains se sont maintenus dans le sous-développement. Si nos dirigeants ne s’attellent pas avec détermination à ces défis, nous serons toujours dans cet état en 2050. »
L’appel d’Adji Bousso Dieng résonne comme un ultimatum : l’Afrique doit choisir entre subir une nouvelle forme de colonisation ou bâtir son indépendance technologique. Le temps presse, et les enjeux dépassent largement les frontières du continent.
(Source : SenePlus, 20 août 2025)