Le téléphone portable à l’école : entre ouverture au monde numérique et vigilance éducative
mardi 30 septembre 2025
L’école sénégalaise est aujourd’hui confrontée à une interrogation majeure : faut-il interdire ou encadrer l’usage du téléphone portable dans les établissements ? La question, qui traverse aussi bien les salles de classe que les débats publics, dépasse le simple enjeu disciplinaire. Elle engage des choix éducatifs, sociaux et technologiques qui détermineront la manière dont les nouvelles générations apprendront, collaboreront et s’inséreront dans un monde numérique globalisé.
Des promesses réelles dans un contexte de ressources limitées
Dans un pays où les infrastructures scolaires sont souvent insuffisantes, le téléphone portable apparaît comme un outil d’accès rapide à l’information. Beaucoup d’élèves disposent d’un appareil avant d’avoir un ordinateur personnel. Pour certains, il représente une bibliothèque de poche : manuels numériques, vidéos éducatives, forums d’entraide.
Les expériences d’enseignants sénégalais utilisant WhatsApp ou Telegram pour prolonger les cours montrent qu’un usage réfléchi peut aider à suivre des élèves absents, partager des documents ou susciter des discussions après la classe. L’UNESCO, dans son rapport Technology in Education : A Tool on the Move (2023), souligne que le téléphone est souvent la première porte d’entrée vers le numérique dans les pays du Sud et qu’il peut réduire certaines inégalités d’accès au savoir… à condition d’un encadrement rigoureux.
L’expérience internationale : entre innovation et désillusion
Ailleurs, les résultats sont contrastés.
• Rwanda : des projets pilotes ont distribué des smartphones éducatifs avec contenus hors ligne ; des progrès ont été notés en sciences, mais la distraction a vite réapparu sans encadrement.
• Kenya : le programme Digital Literacy Project a misé sur des tablettes plutôt que sur les téléphones, jugeant ces derniers difficiles à réguler.
• Maroc et Afrique du Sud : plusieurs établissements ont fini par limiter l’usage après avoir constaté cyberintimidation et baisse d’attention.
• Québec (Canada) : le ministère de l’Éducation a adopté en 2023 une directive interdisant le cellulaire en classe sauf usage pédagogique planifié. Les autorités ont invoqué des études montrant que la présence du téléphone réduit la capacité de concentration et fragilise l’apprentissage actif, même quand l’appareil reste simplement posé sur la table.
Ces expériences rappellent qu’aucune solution simple n’existe : ni interdiction aveugle ni permissivité totale.
Les risques d’un usage non maîtrisé
Les recherches en psychologie cognitive et en sciences de l’éducation (notamment celles synthétisées par l’UNESCO et l’OCDE) mettent en garde :
• Distraction : la simple présence du téléphone réduit l’attention soutenue. Des études menées aux États-Unis, reprises dans les rapports UNESCO 2022, montrent une baisse significative des performances quand l’appareil reste visible.
• Cyberviolence : rumeurs, harcèlement, diffusion d’images compromettantes sont facilités.
• Inégalités accrues : les élèves issus de milieux modestes n’ont pas les mêmes appareils ni la même connexion, risquant une double pénalisation.
• Tricherie et plagiat : facilités d’accès aux réponses pendant les examens ou devoirs.
Le contexte sénégalais : entre modernité numérique et défis éducatifs
1. Infrastructure inégale : beaucoup d’établissements manquent de salles informatiques et d’accès Wi-Fi stables. Le téléphone devient un outil de contournement, mais aussi un facteur de désordre.
2. Formation des enseignants : peu ont reçu un accompagnement pour intégrer le numérique de manière didactique.
3. Jeunesse connectée : selon l’ARTP, plus de 70 % des jeunes urbains disposent d’un smartphone ; mais les usages restent souvent ludiques (réseaux sociaux, vidéos courtes), peu orientés vers l’apprentissage.
4. Rapport école-jeunes : interdire sans explication peut renforcer le sentiment d’une école déconnectée de la réalité des élèves.
Vers une voie médiane : encadrement intelligent
L’exemple québécois est instructif. La province n’a pas interdit le téléphone en bloc, mais a choisi l’interdiction par défaut avec ouverture pédagogique : un enseignant peut autoriser l’usage lors d’activités précises (recherche, enregistrement de données en sciences, projets vidéo). Une telle politique permet de :
• maintenir la concentration pendant les cours ;
• préparer à un usage responsable du numérique ;
• réduire les inégalités en exigeant que les écoles offrent un accès institutionnel (ordinateurs, tablettes, ressources en ligne).
Le Sénégal pourrait s’inspirer de ce modèle tout en adaptant :
• Charte nationale d’usage numérique à l’école élaborée par le ministère ;
• Formation continue des enseignants aux pédagogies numériques ;
• Programmes d’éducation citoyenne au numérique(cybersécurité, esprit critique, gestion du temps d’écran) ;
• Investissements publics pour ne pas déléguer l’apprentissage numérique aux seuls téléphones personnels.
Conclusion : un débat de société, pas seulement scolaire
Le téléphone portable révèle un enjeu plus large : comment former une jeunesse sénégalaise capable de naviguer dans un monde numérique tout en préservant attention, équité et esprit critique ? Plutôt que de répondre par un simple « oui » ou « non », le pays gagnerait à co-construire une politique nationale d’usage du numérique éducatif, s’inspirant des expériences africaines et internationales mais attentive à ses réalités sociales.
M. Khadiyatoulah Fall, professeur chercheur émérite, Québec, Canada
(Source : Seneweb, 30 septembre 2025)