Le techno-féodalisme à l’épreuve du Sud : une alerte pour la souveraineté numérique de l’Afrique
dimanche 22 juin 2025
Dans une interview récemment accordée à Alternatives Économiques, l’économiste Cédric Durand décrit avec clarté l’émergence d’un nouveau régime de domination mondiale : le techno-féodalisme. Il désigne par ce terme une forme de capitalisme où les grandes plateformes technologiques (Google, Amazon, Meta, Tesla… ) ne se contentent plus d’innover. Elles cherchent à imposer leurs normes, contrôler les infrastructures vitales, et façonner les règles du jeu politique et économique à leur avantage, parfois au détriment des États eux-mêmes.
Quand l’État devient serviteur du capital numérique
Ce phénomène prend une tournure spectaculaire aux États-Unis, où Donald Trump, en campagne pour 2024, a publiquement annoncé son intention de créer un « Department of Government Efficiency » et de le confier à Elon Musk, figure emblématique de la puissance technologique privée. Ce projet ne relève plus de la spéculation, mais d’un choix politique assumé : faire de l’État un instrument au service des intérêts de la Tech, en confiant à un acteur privé le soin de « rationaliser » la bureaucratie publique.
Autrement dit, l’État, au lieu de réguler les excès du capital numérique, serait reconfiguré pour les faciliter.
Une alerte pour le Sud global
Ce scénario n’est pas qu’américain. Il doit servir d’alerte pour les pays africains, qui subissent déjà, dans une autre forme, une colonisation numérique rampante :
• Nos données personnelles, nos communications, nos infrastructures sont hébergées à l’étranger, parfois dans des juridictions sans aucun devoir de redevabilité envers nos peuples.
• Nos administrations utilisent des outils numériques privés dont le fonctionnement, le stockage et la maintenance échappent à tout contrôle souverain.
• Nos économies, déjà fragiles, sont de plus en plus dépendantes des plateformes mondiales, qui captent la valeur sans investir localement ni créer des écosystèmes durables.
Le techno-féodalisme numérique n’est pas une fatalité
L’Afrique, et particulièrement le Mali et les pays de l’AES, doivent tirer les leçons de cette transformation. Ils peuvent encore choisir une voie alternative, fondée sur la souveraineté numérique, la coopération stratégique, et l’investissement dans des outils maîtrisés localement.
Cela suppose plusieurs actions concrètes :
1. Créer des infrastructures numériques souveraines (data centers, cloud, cybersécurité, IA ouverte).
2. Adopter des lois protectrices des données personnelles, inspirées par exemple du RGPD européen, mais adaptées à nos réalités.
3. Favoriser les logiciels libres et les standards ouverts, pour éviter les dépendances aux multinationales.
4. Mobiliser la diaspora et la jeunesse africaine autour de projets numériques à forte valeur ajoutée.
5. Former des ingénieurs, des experts en cybersécurité, des développeurs, avec une vision de long terme.
6. Établir une diplomatie numérique collective, notamment au sein de la ZLECAF et de l’Union africaine, pour peser dans les négociations internationales.
Pour une Afrique actrice de son avenir numérique
Loin de céder au fatalisme, cette tribune veut être un appel à la vigilance et à la mobilisation. L’Afrique peut encore choisir de ne pas être un terrain de jeu passif pour les seigneurs du techno-capitalisme mondial. Elle peut être un espace de résistance, d’innovation et de souveraineté, si elle investit résolument dans sa capacité à concevoir, réguler et maîtriser ses outils numériques.
Le combat contre le techno-féodalisme est aussi un combat pour la démocratie, pour l’égalité d’accès au savoir et pour la justice économique. Il commence maintenant.
Harouna Niang, ancien Ministre et Citoyen africain
(Source : , juin 2025)