Le Sénégal taxe le Mobile Money : opportunités et risques d’une décision controversée
vendredi 19 septembre 2025
En pleine expansion au Sénégal, le Mobile Money est devenu un outil incontournable pour des millions de citoyens. L’instauration d’une taxe sur ces transactions marque un tournant : si elle promet de nouvelles recettes fiscales pour l’État, elle suscite aussi de vives interrogations sur son effet réel sur l’inclusion financière et l’économie informelle.
Lors de sa session du mercredi 17 septembre, la Commission des finances et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale du Sénégal a adopté les trois projets de loi présentés par le gouvernement, notamment le projet de loi n° 17/2025 modifiant la loi n° 2012-31 du 31 décembre 2012 portant Code général des impôts. Ce dernier introduit la fiscalisation des services financiers numériques (Sfn), notamment les transactions d’argent mobile et le paiement marchand.
Seront désormais assujettis à une taxe de 1% chaque transaction de transfert d’argent concernant les personnes physiques ou morales disposant d’un code marchand auprès des opérateurs de transfert d’argent, à l’exclusion des assujettis immatriculés auprès du service en charge des grandes entreprises ou de celui en charge des moyennes entreprises. Une taxe de 0,5% est également appliquée sur les transferts d’argent (TTA).
Il ne reste plus que l’adoption du texte juridique par l’Assemblée nationale, puis sa promulgation par le président de la République et sa publication dans le journal officiel pour qu’elle entre en vigueur.
Les grandes ambitions de l’Etat
A travers cette taxation, l’Etat recherche en trois ans près de 230 milliards Fcfa pour soutenir son plan de redressement économique et social (2025-2028) présenté le 1er août 2025 par le Premier ministre Ousmane Sonko et évalué à 5667 milliards FCFA (environ 10 milliards USD). Dans un contexte économique difficile, cet « effort national » devrait contribuer à « optimiser les recettes publiques, réduire le déficit budgétaire estimé à 14% du PIB en 2024, avec une dette publique atteignant 119% du PIB ».
Pour l’Etat, la taxation du Mobile Money va contribuer à de nouvelles recettes qui serviront à limiter son endettement tout en renforçant sa capacité à financer le développement national. C’est aussi une question d’équité et de justice fiscale, selon le ministre des Finances et du Budget. A l’Assemblée nationale, il a déclaré que si tous les secteurs d’activité de l’économie payent l’impôt proportionnellement à leurs capacités contributives, le numérique ne doit pas rester en marge.
Mais une telle approche de la fiscalisation du secteur inquiète les fournisseurs de services et les consommateurs. Elle continue d’ailleurs à susciter un vif débat au sein de la population. Une partie estime que ce qui est attendu du nouveau gouvernement est une amélioration de leurs conditions de vie et non les compliquer davantage. La crainte majeure est l’augmentation des frais sur le service Mobile Money qui est devenu essentiel au quotidien.
Un service prisé
Au Sénégal, le Mobile Money s’est imposé en une décennie comme un service financier essentiel pour les transactions quotidiennes. Dans un pays où moins de 30% de la population possède un compte bancaire classique, selon l’Observatoire pour la qualité du service financier (OSQF), les services de paiement mobile – Orange Money, Wave, Free Money – sont devenus la « banque du peuple », utilisés par des millions de Sénégalais pour envoyer de l’argent, régler des factures, financer de petites activités, épargner.
Les services de paiement mobile – Orange Money, Wave, Free Money – sont devenus la « banque du peuple », utilisés par des millions de Sénégalais pour envoyer de l’argent, régler des factures, financer de petites activités, épargner.
Dans son rapport « Monnaie mobile et ses effets macroéconomiques au Sénégal » daté de juillet 2024, la Direction générale de la planification et des politiques économiques, branche du ministère de l’Economie, du Plan et de la Coopération, indique d’ailleurs que 86,35% de la population âgée de 15 ans et plus détient un compte de monnaie électronique.
Selon l’Association mondiale des opérateurs de téléphonie (GSMA), « entre 2013 et 2023, le nombre de comptes d’argent mobile enregistrés au Sénégal a plus que quintuplé, passant de 7 millions à 38 millions. Cela reflète une augmentation de la pénétration de l’argent mobile de 45% à 210%. La valeur des transactions d’argent mobile a été multipliée par 3,3 au cours de la même période, atteignant 230 millions de dollars en 2023 (128,3 milliards) ».
L’Association souligne par ailleurs qu’à « la fin de l’année 2023, le PIB total du Sénégal était supérieur de 6 milliards de dollars à ce qu’il aurait été sans l’argent mobile, soit une augmentation de 26 % par rapport à l’année précédente. Cela équivaut à une augmentation du PIB de 8,6 % grâce à l’argent mobile, soit une contribution similaire à celle des secteurs de la construction, de l’immobilier et des services du pays. La contribution de l’argent mobile à l’économie sénégalaise en 2023 était vingt fois supérieure à son impact en 2013 (0,7%).
« La contribution de l’argent mobile à l’économie sénégalaise en 2023 était vingt fois supérieure à son impact en 2013 (0,7%) ».
Elle était également nettement supérieure à l’impact de l’argent mobile en Afrique subsaharienne (4,5 %) en 2023. Au niveau individuel, l’argent mobile a augmenté le PIB par habitant (PPA 2017) de 300 dollars en 2023, soit une augmentation de près de quinze fois par rapport à 2013 ». Pour les acteurs du secteur, taxer le Mobile Money revient à briser son dynamisme économique et sa contribution à l’inclusion financière.
Etouffer un secteur en croissance
Des professionnels du secteur des TIC, certains opérateurs et de nombreux consommateurs, alertent sur l’impact négatif de la taxation sur le marché du Mobile Money au Sénégal. Entre découragement des utilisateurs qui entraînera une baisse des volumes de transactions par un retour vers le cash, une perte de confiance des clients, c’est tout un écosystème en pleine croissance qui est en danger.
Pour l’Organisation des professionnels des Tic du Sénégal (Optic) « les taxations sur les transactions effectuées par les clients en appliquant un pourcentage du montant de ladite transaction sont généralement répercutées sur les tarifs et en définitive supportées par les clients. Elles ont conduit, dans les pays où elles ont été appliquées, à un renchérissement du coût de la vie et donc à une perte de pouvoir d’achat. Les taxations directement appliquées sur les revenus ou sur la marge des opérateurs de mobile money sont supportées par les opérateurs. Ce qui a très souvent poussé les opérateurs de mobile money à réduire leur investissement, à adopter une stratégie d’économie de charges, réduisant drastiquement les commissions des distributeurs, allant même jusqu’à supprimer des emplois ».
Au-delà des chiffres, la taxe pose aussi une question sociale. Le Mobile Money a permis à des millions de personnes exclues du système bancaire de participer à l’économie moderne. Petits vendeurs, migrants envoyant de l’argent à leurs familles, jeunes entrepreneurs… Tous utilisent massivement ce service. Taxer ces transactions revient à imposer indirectement les plus pauvres, ceux qui n’ont ni comptes bancaires, ni alternatives.
Taxer ces transactions revient à imposer indirectement les plus pauvres, ceux qui n’ont ni comptes bancaires, ni alternatives.
Une commerçante interrogée au marché Sandaga résume son dilemme : « J’utilise Wave pour encaisser les paiements de mes clientes. Mais si on doit payer une taxe à chaque retrait, je vais dire aux gens de me donner du cash. Sinon, je perds de l’argent, peu importe le montant ».
Pour GSMA, « l’argent mobile favorise également l’inclusion dans d’autres secteurs, tels que l’agriculture, l’éducation, l’énergie et la santé. L’imposition d’une taxe sur les transactions est susceptible d’avoir un impact négatif sur chacun de ces secteurs ».
Une question de compromis
Plutôt que de taxer les volumes de transactions, l’Association Sénégalaise des Établissements de Paiement et des Émetteurs de Monnaie Électronique (ASEPAME) propose au gouvernement une autre approche jugée moins dangereuse pour le marché. L’organisation professionnelle suggère d’imposer les revenus des opérateurs à hauteur de 2,5%. Une approche qui pourrait générer plus de 530 milliards de FCFA sur trois ans.
L’organisation professionnelle suggère d’imposer les revenus des opérateurs à hauteur de 2,5%. Une approche qui pourrait générer plus de 530 milliards de FCFA sur trois ans.
« Cette approche générerait directement 43 milliards de FCFA via le nouveau prélèvement sur trois ans. Mais surtout, en préservant la croissance du secteur, elle permettrait aux taxes existantes (TAF, TVA, impôts sur les sociétés, sur les salaires) de rapporter 489 milliards de FCFA supplémentaires. Le total de 530 milliards de FCFA dépasse largement l’objectif gouvernemental de 230 milliards », explique-t-elle. La proposition de l’ASEPAME repose sur la logique économique selon laquelle taxer les utilisateurs réduit mécaniquement l’usage et contracte l’assiette fiscale alors que taxer les revenus des opérateurs n’a aucun impact sur l’usage du service.
Pour le ministre des Finances et du Budget, cette proposition tendant à taxer le chiffre d’affaires des prestataires, permettrait d’avoir environ 5.250.000.000 FCFA. Ce qui est très loin des objectifs fixés par la nouvelle formule. Il a toutefois affirmé qu’il reste ouvert pour des échanges avec les opérateurs sur toute nouvelle proposition.
Muriel Edjo
(Source : Agence Ecofin, 19 septembre 2025)