Alors que le gouvernement sénégalais envisage de nouvelles mesures fiscales visant le secteur du numérique, notamment le mobile money et les jeux en ligne, experts fiscaux et régulateurs s’interrogent sur les meilleures stratégies pour accroître les recettes publiques sans compromettre l’accès des populations vulnérables aux services financiers. Un équilibre délicat à trouver pour un secteur qui compte près de 38 millions de comptes et environ 490 000 acteurs.
Le débat sur la fiscalisation du mobile money cristallise les tensions entre impératifs budgétaires et objectifs d’inclusion financière. Lors de la 4ème édition des « taxe brunch » portant thème : Les innovations fiscales issues du Plan de Redressement Economique et Sociale (PRES) ; analyses croisées et perspectives » réunissant l’administration fiscale et les opérateurs du secteur, les contours d’une réforme fiscale du numérique ont été largement discutés.
L es chiffres sont éloquents : le mobile money au Sénégal totalise aujourd’hui près de 38 millions de comptes actifs, pour un volume annuel de transactions estimé à 15 300 milliards de FCFA. Selon Mountakha Seck, de la Direction générale des impôts et des domaines (DGID), environ 490 000 acteurs — agents et commerçants détenteurs de comptes marchands — interviennent dans cette chaîne de valeur, mais demeurent « quasiment défiscalisés ».
La Direction Générale des Impôts et Domaines (DGID) estime qu’une meilleure intégration fiscale de ces acteurs pourrait élargir la base fiscale de 300 à 400 %, se rapprochant ainsi d’une forme de « fiscalisation universelle ». Le secteur des jeux de hasard en ligne représente également un gisement fiscal important, avec des revenus évalués à près de 300 milliards de FCFA, alors que moins de 100 milliards sont actuellement perçus en taxes.
L’ENJEU CRUCIAL DE L’INCLUSION FINANCIÈRE
Oury Diallo, chef du département fiscalité de Sonatel et expert fiscal, rappelle le rôle social majeur du mobile money : « C’est quatre fois plus efficace que le système bancaire classique pour intégrer les Sénégalais dans l’économie formelle ». Le taux d’inclusion financière via le mobile money atteint ainsi 24 %, contre seulement 6 % pour les banques traditionnelles. Les principaux utilisateurs appartiennent aux couches les plus vulnérables de la population : jeunes, femmes, populations rurales sans accès bancaire et acteurs du secteur informel. « Une vendeuse de légumes qui reçoit 50 000 FCFA par transfert peut épargner, contracter un crédit ou souscrire une assurance », illustre-t-il.
LES DANGERS D’UNE TAXATION MAL CALIBRÉE
S’appuyant sur une étude du FMI publiée en 2025 et portant sur 153 pays, l’expert souligne que l’élasticité de la demande est de -1,21 : une hausse de 10 % des coûts entraîne une baisse de 12,1 % des volumes de transactions. L’exemple du Mali, où une taxe de 1 % sur les retraits a été introduite début 2025, a provoqué une chute significative des volumes, malgré son habillage en « taxe de solidarité ».
Le FMI conclut que la taxation du mobile money est souvent « inefficace et régressive », car elle freine l’inclusion financière. Le principal risque identifié est de rendre le mobile money plus coûteux que l’utilisation du cash, poussant ainsi les usagers à quitter le système formel. « Si j’envoie 1 000 francs et que je dois payer une taxe, je préfère sortir du système », explique Oury Diallo.
SIX PISTES POUR UNE FISCALITÉ PLUS ÉQUILIBRÉE
Pour concilier mobilisation des ressources et inclusion financière, plusieurs recommandations ont émergé à savoir : taxer les opérateurs plutôt que les transactions, afin d’éviter un surcoût direct pour les utilisateurs ; exploiter les données du mobile money pour élargir l’assiette fiscale et intégrer davantage de commerçants à forte activité ; mettre en place une fiscalité incitative pour les marchands, basée sur le chiffre d’affaires plutôt que sur les flux, avec des seuils adaptés aux petites activités ; préserver les petites transactions, en maintenant la gratuité pour les faibles montants afin de protéger les populations vulnérables ; harmoniser la fiscalité entre les différents moyens de paiement, pour éviter les distorsions de concurrence ; évaluer rapidement les mesures mises en œuvre, avec des ajustements si nécessaire.
UNE RÉFORME PROGRESSIVE ET PRUDENTE
Mountakha Seck assure que les mesures envisagées « n’ont pas été arrêtées de manière arbitraire » et s’inspirent d’expériences internationales, tout en tenant compte des réalités locales. La réforme sera mise en œuvre de façon progressive, avec des mesures prioritaires inscrites dans la loi avant un élargissement graduel. L’objectif de rationalisation des dépenses fiscales est fixé à 100 milliards de FCFA dans un premier temps, pour atteindre 300 milliards à terme. Toutefois, les acteurs du secteur appellent à la prudence : une taxation mal conçue pourrait compromettre des années d’efforts en faveur de l’inclusion financière et pousser des millions de Sénégalais à retourner vers l’économie informelle et l’usage du cash.
Jean-Pierre Malou
(Source : Sud Quotidien, 29 décembre 2025)
OSIRIS
Le Sénégal cherche l’équilibre entre taxation et inclusion