La technologie peut-elle éliminer la pauvreté ?
vendredi 19 novembre 2010
Le dernier numéro de la Boston Review est consacré entièrement à cette question : « La technologie peut-elle éliminer la pauvreté ? » Et force est de constater que la réponse n’est pas aussi évidente qu’on veut bien souvent nous la présenter. Tout le numéro est organisé autour de la remarquable contribution (lucide sur les espoirs déçus des tentatives de réduction de la fracture numérique par la technologie) de Kentaro Toyama (blog), professeur à l’école d’information de Berkeley, qui a fait récemment une intervention remarquée à TedX Tokyo et qui prépare un livre sur le développement.
Dans les années 2004, comme beaucoup, Kentaro Toyama s’est enthousiasmé pour les télécentres indiens, où depuis un ordinateur connecté, des enfants apprenaient - souvent avec un précepteur dédié pour un prix plus élevé que la scolarité dans une école privée à temps plein -, à utiliser un ordinateur quelques heures par mois dans une langue qu’il ne parlaient pas, comme il l’avait constaté à Retawadi, en Inde. A l’époque Kentaro Toyama était informaticien pour Microsoft Research chargé de lancer un laboratoire à Bangalore.
Il était également au bureau de l’ICT4D (Information and Communication Technologies for Development), une association pour la promotion des technologies de l’information et de la communication (TIC) pour le développement. A cette époque, l’ICT4D a fait la promotion des télécentres indiens, parrainés et financés par des organisations externes (ONG, universités, entreprises) dans le but d’accélérer la croissance socio-économique, avec des objectifs lucratifs et non lucratifs : le télécentre devait fournir des services sociaux à la communauté et des revenus pour l’entrepreneur local qui opérait le télécentre.
LES ESPOIRS DES ANNÉES 2000
« Certains télécentres ont été couronnés de succès. Un opérateur dans le sud de l’Inde a expliqué avoir sauvé la culture du gombo en permettant à un agriculteur d’entrer en discussion avec un expert de l’université. Un autre se vantait d’avoir triplé ses revenus après l’ouverture d’un centre de formation informatique. A l’époque, les titres de la presse ont été flatteurs : »Les producteurs de soja de l’Inde rejoignent le village mondial« ; »Les villages numériques lancent un pont sur la fracture indienne« ; »Les fermiers Kenyans acclament internet comme le sauveur de la culture de la pomme de terre« . »
« Ces histoires ont suscité de grands espoirs pour les télécentres : l’enseignement à distance permettra à chaque enfant de devenir savant, la télémédecine pourra soigner les dysfonctionnements des systèmes de santé ruraux, les citoyens pourront développer des services locaux sans passer par des fonctionnaires corrompus... Ashok Jhunjhunwala, un membre du Conseil des sciences consultatif du premier ministre indien a même suggéré que les télécentres pourraient doubler les revenus dans les villages ruraux. L’agronome Monkombu Swaminathan, le père de la »Révolution verte« en Inde, a appelé à ce que se créé un télécentre dans chacun des 640 000 villages du pays. D’autres pays ont emboîté le pas, en lançant leurs propres programmes nationaux de télécentres. »
« L’excitation autour de télécentres s’est propagée au reste de l’ICT4D. Des personnalités à la fois la technologie et du développement ont attisé les flammes avec impatience. A l’époque, Nicholas Negroponte, fondateur du projet One Laptop Per Child (un ordinateur portable par enfant, OLPC), un projet d’ordinateurs portables bon marché pour les enfants pauvres, a élevé d’un cran les revendications : »Les enfants dans le monde en développement ont besoin des nouvelles technologies, spécialement de matériel robuste et de logiciels innovants.« Kofi Annan a publiquement soutenu le projet. Edward Friedman, directeur du Centre pour le management de la technologie pour le développement global, a écrit : »Il ya un besoin pressant d’employer la technologie d’information pour les soins de santé en milieu rural en Afrique subsaharienne.« Une enquête récente commandée par la BBC a révélé que 79 % des 28 000 adultes interrogés, provenant principalement des pays riches, étaient d’accord avec l’affirmation que »l’accès à l’internet devrait être un droit fondamental de tous les peuples« . »
EN RÉALITÉ, LES SUCCÈS ONT ÉTÉ RARES, FUGACES, ESPACÉS...
Pourtant, reconnaît Kentaro Toyama, les succès de l’ICT4D sont rares, fugaces, et très espacés. A Retawadi, en Inde, le propriétaire du télécentre parvenait difficilement à se faire 20 dollars par mois de revenus, alors que les coûts de matériel, d’électricité, de connectivité et d’entretien se montaient au moins à 100 dollars.
« Sur une période de cinq ans, je me suis rendu dans près de 50 télécentres à travers l’Asie du Sud et en Afrique. La grande majorité ressemblait beaucoup à celui de Retawadi. Les opérateurs de télécentres ne pouvaient pas gagner leur vie et les services disponibles étaient dérisoires. La plupart ont connu le même sort que le télécentre de Retawadi : ils ont fermé peu de temps après leur ouverture. La recherche sur les télécentres, bien que limitée dans la rigueur et l’ampleur, confirme mes observations sur la sous-performance constante. »
« Les nouvelles technologies suscitent de l’optimisme et de l’exubérance qui sont souvent déçus par la réalité », explique Kentaro Toyama. Les observateurs universitaires ont montré pourquoi les initiatives de télécentres de l’ICT4D avaient échoué : le plus souvent, la conception n’est pas adaptée au contexte, elle ne se conforme pas aux normes socio-culturelles locales, elle a du mal à prendre en compte les carences du réseau électrique, à établir des relations avec les administrations locales, à offrir des services qui répondent aux besoins locaux, à réfléchir à un modèle d’affaires viable...
LA PÉNÉTRATION DE LA TECHNOLOGIE N’EST PAS LE PROGRÈS : LA TECHNOLOGIE N’EST QU’UNE LOUPE
L’ICT4D a mené des projets dans de nombreux domaines (éducation, microfinance, agriculture, santé) et avec différentes technologies (ordinateurs, téléphones mobiles, objets électroniques construits sur mesure...). « Dans chacun de nos projets, les effets d’une technologie sont complètement dépendants de l’intention et de la capacité des gens à la manipuler », estime Kentaro Toyama. Le succès des projets d’ordinateurs dans les écoles reposait sur l’appui d’administrateurs et d’enseignants dévoués. Le processus de microcrédit via téléphones mobiles a fonctionné grâce à des organisations de microfinance efficaces. Les projets de l’ICT4D qui ont eu le plus de succès, ce sont les organisations partenaires qui ont fait le travail difficile d’un véritable développement, l’ICT4D se contentant d’aider et soutenir leurs efforts.
« Si je devais résumer tout ce que j’ai appris via l’ICT4D, il serait le suivant : la technologie - peu importe sa conception, même si elle est brillante - magnifie les intentions et les capacités de l’homme. Elle n’est pas un substitut. Si vous avez une base de gens compétents et bien intentionnés, alors la technologie appropriée peut amplifier leur capacité et déboucher sur des réalisations étonnantes. » Dans les autres cas, la technologie ne sait pas renverser une situation difficile. L’arrivée d’internet dans les villages ne suffit pas à les transformer. "La technologie est une loupe parce que son impact est multiplicatif, mais en ce qui concerne le changement social, il ne s’additionne pas. Dans le monde développé, il y a une tendance à voir l’internet et d’autres technologies comme nécessairement additives, parce que les contributeurs y ajoutent une valeur positive.
Mais leurs apports bénéfiques sont subordonnés à une capacité d’absorption des utilisateurs qui est souvent absente du monde en développement. La technologie a des effets positifs que dans la mesure où les gens sont prêts et capables de l’utiliser de manière positive. Le défi du développement international, c’est que, quel que soit le potentiel des communautés pauvres, la capacité à être bien intentionné est une denrée rare et la technologie ne peut pas rattraper ce déficit.« La techno-utopie, qui consiste à croire que la diffusion à grande échelle des technologies conçues de manières appropriées peut apporter des solutions à la pauvreté et aux autres problèmes sociaux, a tendance à assimiler la pénétration de la technologie au progrès. OLPC par exemple, attaque Kentaro Toyama, promeut son ordinateur, en évoquant l’auto-apprentissage et fait peu de cas de la pédagogie, de la réalité du corps enseignant, des programmes ou des systèmes scolaires où il se déploie. »Le nom même de l’OLPC repose sur une large diffusion de la technologie, alors que peu d’entre nous choisiraient une éducation fondée sur l’ordinateur pour ses propres enfants« . Ce mythe du passage à l’échelle par la technologie est également la religion des promoteurs de télécentres, qui pensent que l’arrivée d’internet dans les villages va suffire à les transformer. Et le même mythe se poursuit aujourd’hui avec le téléphone mobile quand le New York Times titre : »le téléphone mobile peut-il mettre fin à la pauvreté dans le monde ?« en affirmant que »les possibilités offertes par la prolifération des téléphones mobiles sont potentiellement révolutionnaires".
LA TECHNO-UTOPIE EST PLUS FACILE À CROIRE
« Révolutionnaire ! Le mythe de l’échelle est séduisant, car il est plus accessible que de parler des changements dans les attitudes sociales et les capacités humaines. En d’autres termes, il est beaucoup moins douloureux d’acheter une centaine de milliers d’ordinateurs que de fournir une véritable éducation pour une centaine de milliers d’enfants. Il est plus facile de gérer une hotline de santé en messagerie texte que de convaincre les gens de faire bouillir l’eau avant de l’ingérer. Il est plus facile d’écrire une application qui aide les gens à savoir où ils peuvent acheter des médicaments que de les persuader que la médecine est bonne pour leur santé. Il semble évident que la promesse d’échelle est un leurre, mais leurs promoteurs s’appuient bien souvent sur cet argument - consciemment ou non - pour promouvoir leurs solutions. »
Les estimations de dépenses annuelles des technologies pour le développement sont difficiles à trouver, mais elles varient entre plus centaines de millions à plusieurs dizaines de milliards de dollars estime Kentaro Toyama. Le coût de développement de l’OLPC correspond à peu près à la moitié du budget que l’Inde consacre à l’éducation de ses élèves, une somme essentiellement consacrée aux salaires des enseignants. Quel sens peut pourtant avoir le cout d’un ordinateur alors que 0,5 $ par an et par élève pourrait servir à fournir des médicaments pour réduire l’incidence des parasites qui causent des maladies et augmenter la fréquentation scolaire de 25 % ?
Les promoteurs des technologies pour le développement ont tendance à faire pression pour le financement technologique. « Si l’OLPC prétend être un projet d’éducation, plus qu’un projet technologique, dans le même temps, il attend que des gouvernements dépensent 100 millions de dollars pour 1 million d’ordinateurs portables », rappelle Kentaro Toyama. Hamadoun Touré, secrétaire général de l’Union internationale des télécommunications indiquait que « les gouvernements devraient considéré l’internet comme une infrastructure de base, comme les routes, le traitement des déchets ou l’adduction d’eau. » « Mais dans des conditions d’extrême pauvreté, les investissements pour fournir un large accès à l’internet entrent nécessairement en concurrence avec les dépenses en matière d’assainissement ou de transports », rappelle avec la force du bon sens Kentaro Toyama.
« Diffuser une technologie pourrait fonctionner en quelque sorte si la technologie fait plus pour les pauvres, peu scolarisés, qu’elle ne fait pour les riches bien éduqués et puissants. Mais c’est l’inverse qui se passe : la technologie aide les riches à s’enrichir en faisant peu pour les pauvres, creusant ainsi les écarts entre les nantis et les démunis. »
POURQUOI LA TECHNOLOGIE CREUSE-T-ELLE LES ÉCARTS ENTRE LES RICHES ET LES PAUVRES ?
La technologie creuse l’écart entre riche et pauvre à cause de trois mécanismes, explique encore Kentaro Toyama :
L’accès différentiel : la technologie est toujours plus accessible aux riches et aux puissants. Elle coûte de l’argent à acquérir, à exploiter, à entretenir et à mettre à niveau. Et cette fracture numérique persiste même lorsque la technologie est entièrement financée. Par exemple, la plupart des bibliothèques publiques des Etats-Unis offrent un accès gratuit à l’internet, mais les plus pauvres habitants ont moins de temps de loisir pour les visiter et plus de difficultés à les atteindre en raison des coûts de transports notamment, argumente-t-il. Sans compter les obstacles sociaux : bon nombre de télécentres ruraux dans le monde en développement ne sont pas accessibles aux personnes les moins privilégiées de leurs villages en raison d’injonctions sociales, de problèmes de castes, de tribus ou de genres.
Sans compter que le matériel a tendance à être conçu pour les plus riches : les logiciels et le contenu sont écrits pour les personnes avec le plus grand revenu disponible. Même lorsque les produits semblent être libres, comme les téléviseurs, ils sont souvent soutenus par des annonceurs qui cherchent des consommateurs avec un revenu disponible plus élevé. Le résultat est, à nouveau, que les défavorisés sont encore plus défavorisés.
L’Inde a plus de vingt langues reconnues au niveau national, mais presque tous les logiciels en cours d’utilisation sont en anglais, ce qui rend difficile pour les personnes alphabétisées que dans leurs langues locales à utiliser les ordinateurs. Et cette inclination elle-même s’auto-renforce : « si une technologie n’est pas conçue pour une personne, elle ne l’achètera pas, et si elle ne l’achète pas, les producteurs ne développeront pas le design adapté ».
Il est possible de lutter contre cet accès différencié, estime pourtant Kentaro Toyama, comme le font les projets de télécentres en fait. « Mais pratiques progressistes à l’égard de la technologie ne sont pas particulièrement efficaces à elles seules en raison des écarts autres que la technologie ne peut pas annuler. A armes égales, elles n’abordent pas les problèmes sous-jacents, qui sont les inégalités entre les joueurs eux-mêmes ».
Le différentiel social : même si l’accès différencié à la technologie pourrait être combattue en diffusant universellement la technologie, le différentiel des capacités en matière d’éducation, d’aptitudes sociales, ou de liens sociaux, lui, demeure. Avec une même technologie, selon ses études, sa confiance en-soi, ses liens sociaux, ses capacités organisationnelles... deux personnes ne tireront pas le même profit d’une même technologie. « Avec une capacité limitée en matière d’alphabétisation, d’éducation, de liens sociaux, d’influence politique, la valeur de la technologie est elle-même limitée ».
Le différentiel d’usage : un troisième mécanisme contribue à l’élargissement de l’écart entre les privilégiés et les exclus. Celui de savoir ce que les gens veulent faire de la technologie à laquelle ils ont accès ? "Beaucoup d’entre nous ont été surpris de constater que les pauvres ne se précipitent pas pour trouver en ligne des ressources éducatives, acquérir des pratiques de santé ou mettre à niveau leurs compétences professionnelles.
Au lieu de cela, ils utilisent principalement la technologie pour se divertir. Dans les télécentres beaucoup de gens deviennent compétents pour télécharger des vidéos sur YouTube, plus que pour utiliser un logiciel de comptabilité ou accéder à un cours de langue. Même dans le monde développé, la technologie profite d’abord au jeu et au divertissement. Et cette tendance est encore plus accentuée parmi ceux qui ont grandi avec une faible confiance en soi et la connaissance de leur impuissance.
« Je ne blâme pas les victimes. Aucun de ces trois mécanismes ne repose sur d’éventuels échecs de la part de ceux qui sont pauvres et non instruits. S’il faut distribuer des blâmes, ce serait plutôt aux circonstances historiques, aux structures sociales, et au refus des pays riches à investir dans une éducation universelle de haute qualité. En fait, une bonne raison pour valoriser l’éducation consiste dans le fait qu’elle génère le désir et la capacité d’utiliser des outils modernes - raison de plus pour pour se concentrer sur le développement des possibilités humaines, au lieu d’essayer de compenser les limites de celles-ci par la technologie. »
QUEL PROGRÈS AMÈNE LA TECHNOLOGIE ?
L’Amérique du Nord, l’Europe occidentale, le Japon et plusieurs autres régions économiquement bénies ont atteint leur statut de puissances économiques bien avant les technologies numériques. Leur production de pointe et la consommation des technologies de l’information peuvent être interprétées davantage comme un résultat du progrès économique que comme une cause primaire, estime Kentaro Toyama.
Les demandes antérieures de l’information et de la technologie des communications dans les pays en développement n’ont pas conduit directement au progrès socio-économique, comme le montre l’exemple de la télévision. La télévision a certes eu un impact positif : les économistes Robert Jensen et Emily Oster ont montré (.pdf) comment la télévision a permis de faire pénétrer les attitudes sociales urbaines évoluées auprès de femmes rurales indiennes. Une organisation à but non lucratif, le Population Media Center, applique explicitement ce principe dans le but d’influencer les taux de natalité et les pratiques de soins de santé dans les pays en développement en produisant des feuilletons comportant des messages sociaux positifs. C’est certes encourageant note Kentaro Toyama. Pourtant, l’impact de la télévision sur le développement s’est finalement révélé très loin des attentes.
Dans les années 60, Wilbur Schramm, le père des études sur la communication et le cofondateur du département de communication de Stanford, décrivait dans L’information et le développement national, les espoirs que la télévision représentait pour l’éducation et le développement. Force est pourtant de constater que ces espoirs ne se sont pas concrétisés. « Quel que soit le potentiel de la télévision, celle-ci n’a pas réussi à favoriser le développement à grande échelle quand bien même elle s’est répandue partout », que ce soit dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement.
« Mon but n’est pas de dire que la technologie est inutile. Dans la mesure où nous sommes disposés et aptes à développer la technologie à des fins positives, elle a un effet positif. Par exemple, Digital Green (DG), l’un des projets les plus réussis de l’ICT4D que j’ai supervisé à Microsoft Research, encourage l’usage de vidéos pour enseigner aux petits agriculteurs comment avoir de meilleures pratiques agricoles. Quand il s’agit de persuader les agriculteurs à adopter de bonnes pratiques, la DG est dix fois plus rentable que l’agriculture classique. »
« Mais la valeur d’une technologie reste contingente aux motivations et aux capacités des organisations cherchant à les utiliser » rappelle Kentaro Toyama : « les villageois doivent être organisés, les contenus doivent être produits et les enseignants doivent être formés ». Le facteur limitant dans la propagation de l’impact de DG par exemple ne repose pas sur le nombre de caméscopes que ses organisateurs peuvent acheter ou le nombre de vidéos qu’ils peuvent produire, mais sur combien de groupes initiaux ont des bonnes pratiques. Si les groupes initiaux sont peu nombreux, renforcer les capacités institutionnelles est le plus difficile. En d’autres termes, « la diffusion de la technologie est facile, mais entretenir les capacités humaines et les organisations qui ont permis ce bon usage est le point crucial ».
APRÈS L’ORDINATEUR, LE MOBILE ?
« La technologie est seulement une loupe, pas seulement dans le cadre du développement d’ailleurs. Personne ne pense qu’on peut transformer une entreprise déficitaire simplement en injectant de nouveaux ordinateurs, mais les entreprises bien gérées peuvent bénéficier par exemple, de chaines d’approvisionnement informatisées. Un fusil dans de bonnes mains protège les citoyens et maintient la paix ; dans de mauvaises mains, il tue et opprime. La technologie industrielle moderne augmente notre capacité à produire, mais amplifie également notre désir de consommer. Sur une planète aux ressources limitées, ce dernier pourrait d’ailleurs signer notre ruine. L’histoire nous montre aussi que les technologies de la démocratie peuvent être facilement détournées en l’absence d’éducation des citoyens : si ceux-ci sont trop confiants, ou si ceux-ci ne sont pas prêts et aptes à mettre en oeuvre les contrôles et contrepouvoirs nécessaires. Les ordinateurs, les armes, les usines et la démocratie sont des outils puissants, mais les forces qui déterminent comment ils sont utilisés en fin de compte relèvent des êtres humains. »
Ce point semble pourtant évident, mais il est oublié dans la ruée vers le passage à l’échelle, estime Kentaro Toyama. Actuellement, la communauté du développement international vit une histoire d’amour avec le téléphone mobile. Les travaux de Robert Jensen et Jenny C. Aker démontrent que les téléphones mobiles peuvent éliminer certains types d’inefficacités d’information sur les marchés du monde en développement (voir par exemple : Les impacts de la téléphonie mobile sur le fonctionnement des marchés en Afrique subsaharienne (.pdf)). Encouragées par cette découverte et par la forte pénétration de la téléphonie mobile, les Fondations et institutions pour le développement ont formé des groupes de travail et encouragent le développement de services entiers consacrés au mobile. Dans ces cercles, il n’est plus possible de discuter de la microfinance ou de santé sans parler du mobile.
« La loupe technologique suggère cependant qu’il s’agit d’une vision unilatérale de la téléphonie mobile. Car ce ne sont pas seulement les intentions de production qui sont amplifiées par la téléphonie mobile. Quand un tireur de rickshaw qui gagne un dollar par jour paye son opérateur pour avoir le privilège de changer de sonnerie, a-t-il généré un avantage net pour lui-même ou pour la société ? » Kathleen Diga de l’université de KwaZulu Natal a observé que certains ménages en Ouganda donnaient la priorité au temps de conversation sur mobile plutôt qu’à la nutrition ou à l’achat d’eau propre (voir l’étude .pdf). La sociologue Jenna Burrell constatée que les téléphones mobiles exacerbent les relations de domination entre les sexes : les hommes se servant des téléphones mobiles comme des outils d’échange sexuel.
Alors que le téléphone mobile est devenu la technologie électronique la plus répandue, devant la télévision et la radio avec 4,5 milliards de comptes actifs touchant 80 % de la population mondiale, on pourrait croire que ces chiffrent indiquent qu’il n’y a plus de fracture numérique pour la communication temps réel. Pourtant, les études montrent que les non-usagers sont d’abord des pauvres, isolés, des femmes et des gens « politiquement muets », conclut Kentaro Toyama. « Quoiqu’il en soit, si la propagation des téléphones mobiles est suffisante pour abolir la pauvreté, nous n’allons pas tarder à la savoir », ironise le chercheur. « Mais si elle ne l’est pas, devrons-nous alors à nouveau reporter nos espoirs sur le prochain gadget flambant neuf que nous proposerons au monde en développement ? »
(à suivre)
Hubert Guillaud
(Source : Le Monde, 19 novembre 2010)