« La cybersécurité est l’un des grands défis des fintech qui s’adressent aux diasporas »
lundi 14 octobre 2024
Les diasporas africaines, notamment d’Europe, représentent aujourd’hui un véritable marché pour certaines entreprises. Les fintech y ont trouvé le moyen de formaliser une activité souvent restée informelle durant des décennies : le transfert d’argent. Depuis lors, elles se multiplient et redoublent d’ingéniosité pour répondre aux besoins de ces communautés très attachées au pays d’origine. Comment ces start-up se déploient-elles ? A quels défis sont-elles confrontées ? Comment la coopération entre l’Europe et l’Afrique peut-elle être promue sur ce segment ? Pour La Tribune Afrique, Alex Séa, expert et directeur de l’African Fintech Forum (AFF) livre son analyse.
LA TRIBUNE AFRIQUE - Une fintech d’origine libanaise s’est récemment lancée en Europe depuis Paris. Sur le segment du transfert d’argent, elle cible les diasporas et on sait combien celles d’Afrique sont concernées. En tant qu’expert, comment appréciez-vous l’opportunité que représentent les diasporas africaines pour le secteur des FinTech, notamment en Europe et en Afrique ?
ALEX SEA - De manière générale, les diasporas représentent une manne financière très importante et très appréciée par les acteurs économiques, pas seulement les fintech. Les Etats, à titre d’exemple, ont lancé différentes initiatives dédiées. Je citerai le Nigeria qui a pu mobiliser d’importants fonds à travers les diasporas bond pour financer l’économie locale. La Côte d’Ivoire avait en son temps essayé, à travers la direction générale du Trésor public, de mobiliser les fonds de la diaspora pour acheter des obligations. Je rappelle que les transferts de fonds annuels de diaspora ivoirienne vers le pays d’origine s’élèvent à près de 280 milliards de Fcfa [environ 426,5 milliards d’euros], soit plus que les investissements directs étrangers [IDE]. Donc, mobiliser ces investissements ou ressources de la diaspora est important pour nos pays.
Les fintech, quant à elles, se positionnent comme des facilitatrices de la mobilisation de ces investissements, ceux-ci étant acheminés vers les pays africains à travers des technologies financières. Quand on parle de Western Union ou MoneyGram, ce sont des acteurs fintech qui font le transfert de fonds. Aujourd’hui, de nombreuses fintech se sont développées en Afrique sur ces segments. Néanmoins, se développer sur ce segment implique souvent pour ces entreprises de saisir d’autres opportunités particulières, à l’instar des fintech qui proposent aux diasporas des projets d’investissement immobilier ou celles qui proposent des services d’achat et de livraison de biens destinés aux proches restés au pays. Ces transactions financières se font de plus en plus via les plateformes en ligne et suscitent un fort intérêt de part et d’autre, parce cela permet aussi de lutter contre les détournements et malversations communes lorsque ces fintech n’existaient pas et qu’il fallait passer par des proches.
Pendant longtemps, les entreprises qui développaient des technologies financières au bénéfice des diasporas se comptaient sur le bout des doigts, mais on assiste cette dernière décennie à une multiplication des acteurs qui sont tout aussi africains, que français, européens... et désormais libanais. Qu’est-ce que cela implique à votre avis ?
L’un des grands avantages de la multiplication des acteurs fintech qui ciblent les diasporas, c’est la réduction des coûts de transfert d’argent, lesquels étaient considérablement élevés il y a 10, 20 ans. Aujourd’hui, cela ne coûte plus grand-chose d’envoyer de l’argent que ce soit en Europe ou en Afrique. Et aujourd’hui des acteurs proposent l’envoi de fond dans les deux sens. Cela permet de diviser le coût, ce qui engendre une intensité concurrentielle imposant aux acteurs d’avoir une qualité de service qui soit fort appréciée. Les acteurs ont bien à l’esprit que le client est aujourd’hui avisé et a la possibilité d’aller d’un opérateur à un autre. Les fintech n’ont donc pas d’autres choix que d’offrir une qualité de service appréciable.
Vous baignez dans le milieu depuis de nombreuses années et avez été témoin du parcours de plusieurs entreprises. Quels sont, selon vous, les défis auxquels sont confrontées les fintech qui se lancent sur le créneau des diasporas ?
Les défis sont nombreux, notamment la disponibilité des services dans les zones les plus reculées, la qualité et la couverture réseau étant donné que les transactions financières numériques se font via les réseaux de télécommunication. Mais par-dessus tout, je dirais que l’une des grosses problématiques pour l’Afrique, c’est la cybersécurité. Le phénomène des « brouteurs » en Côte d’Ivoire, des « Yahoo Boys » au Nigéria - pour ne citer que ceux-là - ont beaucoup joué en défaveur du secteur des transferts de fonds à partir et vers l’Afrique. Aujourd’hui encore, des opérateurs comme Paypal ou Alibaba, ont blacklisté des pays africains, si bien qu’il est difficile d’utiliser ces services pour envoyer de l’argent en Afrique. Cependant, le blacklistage repose parfois sur certains incidents qui ne reflètent pas la réalité permanente. Je pense donc qu’un effort de communication est nécessaire, afin que les fintech basées en dehors de l’Afrique disposent d’informations correctes sur le contexte des pays africains.
Il est par ailleurs impératif de travailler sur le profil du risque de nos pays de sorte à le réduire, afin de faciliter au mieux la réalisation des transactions via des technologies financières. Une autre nécessité pour voir ce secteur se développer à la hauteur de son potentiel réside dans la mise en œuvre de l’interopérabilité, qui permettra des envois de façon beaucoup plus instantanée.
En outre, les fintech - notamment celles qui ciblent les diasporas - ont besoin d’un contexte régulatoire qui permette à nos industries (sur le continent) d’être compétitives. On pourrait à titre d’exemple valoriser les cryptos monnaies, bref favoriser la possibilité d’envoyer de l’argent sous toutes les formes possibles. Les utilisateurs en général et les diasporas en particulier sont très avisés au sujet de toutes ces innovations.
Au regard de la dynamique en cours dans ce secteur, pourrait-on y voir une autre fenêtre pour la promotion de la coopération entre l’Europe et l’Afrique ?
Je pense que oui. L’une de nos missions au niveau de l’Africa Fintech Forum est justement de promouvoir les technologies africaines en Europe. À cet effet, nous organisons, en novembre, des learning expéditions en Europe, en partenariat avec Finance Innovation, une organisation luxembourgeoise. Et nous voulons à travers ces activités d’échange, à travers ces forums, ces ateliers, présenter les technologies africaines qui adressent aussi les diasporas, qui permettent, par exemple, d’investir dans l’immobilier directement ou dans d’autres secteurs d’activité.
Je pense donc que le partenariat avec Finance Innovation est très intéressant, parce qu’il offre la possibilité aux start-up, aux fintechs africaines de bénéficier d’un pied-à-terre en Europe, justement afin de pouvoir proposer des solutions aux diasporas. Cela permettra de changer le narratif, que ce ne soient pas toujours les acteurs européens qui viennent en Afrique, mais que les bonnes solutions, les bonnes technologies, les bons projets que nous avons ici - non seulement pour la diaspora, mais aussi pour tout usager - qui peuvent trouver des marchés très intéressants en Europe, puissent s’exporter dans ces pays-là. Cela fera de la globalisation, une réalité.
Ristel Tchounand
(Source : La Tribune Afrique, 14 octobre 2024)