Investissements numériques : l’Afrique séduit… mais peine à attirer les capitaux étrangers
mercredi 30 juillet 2025
Portée par une croissance rapide et une jeunesse ultra-connectée, l’économie numérique africaine attire de plus en plus l’attention des investisseurs étrangers. Pourtant, derrière cet engouement, les flux de capitaux peinent à suivre.
L’économie numérique en Afrique incarne une promesse de transformation économique et sociale à grande échelle. Son expansion rapide suscite un intérêt croissant des investisseurs étrangers, bien que les infrastructures insuffisantes, les coûts élevés du capital et les déséquilibres géographiques continuent de limiter son essor. En 2024, malgré un contexte mondial incertain, les flux d’investissement direct étranger (IDE) vers l’Afrique ont connu une hausse, atteignant 97 milliards de dollars contre 55 milliards de dollars en 2023. Soit une augmentation de 75 % par rapport à l’année précédente, selon le rapport « 2025 World Investment Report : International investment in the digital economy » de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Mais derrière cette performance se cache une réalité contrastée pour le secteur numérique, appelé à jouer un rôle stratégique dans le développement durable du continent.
Un rebond alimenté par des mégaprojets, mais une dynamique fragile
Le bond des flux d’IDE en 2024 repose principalement sur un projet colossal en Égypte : le développement de la ville intelligente de Ras El-Hekma, évalué à 35 milliards de dollars. Ce seul projet représente plus d’un tiers du total des investissements sur le continent, masquant une tendance plus modeste. Hors de ce projet, les investissements étrangers en Afrique ne progressent que de 12 %, pour un total de 62 milliards de dollars. De plus, la baisse du nombre (-5 %) et de la valeur (-3 %), suggère une certaine prudence des investisseurs.

Source : CNUCED.
En 2024, l’Afrique subsaharienne n’a reçu qu’environ 5 % des 14 milliards de dollars nécessaires chaque année pour combler son fossé de connectivité, indique la CNUCED. Les annonces de nouveaux projets numériques en Asie du Sud sont restées globalement stagnantes, avec seulement 1 milliard de dollars en 2024 contre un besoin annuel de 20 milliards de dollars, tandis que le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord n’ont enregistré aucune nouvelle annonce d’investissement, malgré un déficit annuel de 4,1 milliards de dollars. L’Europe et l’Asie centrale ont connu une forte baisse des projets annoncés, passant de 2,5 milliards de dollars en 2023 à seulement 1,1 milliard de dollars en 2024, ce qui représente moins de 24 % des besoins.

Source : CNUCED.
Les régions présentant des lacunes en matière de connectivité, telles que l’Afrique et certaines parties de l’Amérique latine et des Caraïbes, accusent aussi un retard en matière d’investissements dans de nouveaux projets de service numériques. Les marchés émergents d’Asie et d’Amérique latine ont connu une augmentation notable de nouveaux projets numériques liés aux technologies financières, sous l’impulsion de l’essor du commerce électronique et de l’inclusion financière croissante. En 2024, les pays en développement d’Asie ont annoncé 206 projets, dépassant les 188 projets annoncés dans les économies développées. L’Amérique latine en a annoncé 36, tandis que l’Afrique a rencontré des difficultés avec seulement 18 projets, révèle le rapport.
Source : CNUCED.
Dans le segment des centres de données, vital pour soutenir la croissance des services numériques, du cloud computing à l’intelligence artificielle, en passant par les plateformes e-commerce et les fintechs, l’Afrique reste à la traîne. Ils sont pourtant un levier essentiel pour la souveraineté numérique et l’ancrage local des services digitaux. Entre 2020 et 2024, 16 entreprises ont annoncé des investissements dans les pays moins avancés. Des acteurs internationaux comme Cloudflare, Digital Realty Trust, Raxio Group ou encore Vodafone Group ont récemment annoncé des projets de centres de données d’une valeur totale de 2,07 milliards de dollars dans les pays en développement africains. D’autres entreprises telles que Djibouti Data Centre, Econet Global (Maurice), Paratus Africa (Namibie) ou encore ST Digital (Cameroun) participent activement à cette dynamique.

Entre 2020 et 2024, les économies développées ont attiré les niveaux les plus élevés d’investissements dans la fabrication de produits TIC (369 milliards de dollars au total), en raison de leur solide base industrielle de haute technologie et de leurs politiques favorables. Parmi les régions en développement, l’Asie a été le principal pôle de croissance, attirant 191 milliards de dollars d’investissements. L’Inde et l’Asie du Sud-Est ont bénéficié d’importants flux d’investissements grâce à leur intégration dans les chaînes d’approvisionnement mondiales et à leurs solides capacités manufacturières. L’Afrique et l’Amérique latine n’ont attiré respectivement que 8 milliards et 11 milliards de dollars dans la fabrication d’équipements TIC.
Des politiques ambitieuses, mais un ancrage institutionnel faible
Face à ces défis pour attirer l’investissement direct étranger dans le numérique, les institutions africaines ont multiplié les initiatives. La Stratégie de Transformation Numérique de l’Union Africaine (2020–2030) ambitionne de construire une économie numérique intégrée, inclusive et durable. Elle s’appuie sur des instruments tels que l’Alliance Smart Africa, qui promeut les partenariats public-privé, et le Protocole sur le commerce numérique de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), visant à harmoniser les règles du commerce électronique à l’échelle continentale.
Mais les résultats restent mitigés. En 2024, bien que 86 % des pays en développement africains disposent d’une stratégie numérique nationale, seulement 20 % de ces stratégies mentionnent explicitement les agences de promotion de l’investissement (API). Ce manque de coordination entre les politiques numériques et les dispositifs d’attraction de l’IDE constitue un frein majeur à la mobilisation du capital étranger pour les projets numériques, note la CNUCED.
Le coût élevé du capital, l’absence de garanties et les incertitudes réglementaires freinent également l’implication du secteur privé. À l’échelle mondiale, moins de la moitié des investissements dans les infrastructures de télécommunications impliquent des sponsors étrangers ou des investisseurs en capital. Par ailleurs, seulement 3 % des investissements de capital-investissement technologique à l’échelle mondiale entre 2020 et 2024 ont été dirigés vers l’Afrique. Les entreprises technologiques des économies en développement ont reçu 206 milliards de dollars d’investissements privés étrangers, soit une moyenne de 40 milliards de dollars par an. Ces capitaux ont représenté plus de 60 % du total des investissements technologiques dans les économies en développement, dont plus de 50 % provenaient des États-Unis, 7 % du Royaume-Uni et 6 % d’autres marchés européens. L’Asie a reçu les parts les plus importantes : 40 % en Asie du Sud, 24 % en Asie de l’Est, 17 % en Asie du Sud-Est et 5 % en Asie occidentale. L’Amérique latine et les Caraïbes ont représenté 12 %.
Les principaux acteurs de l’investissement numérique en Afrique
La Chine, avec China Mobile Communications, s’impose comme l’un des principaux investisseurs dans les télécommunications africaines, concentrant 17 % de ses investissements au Nigeria. Les entreprises européennes, quant à elles, restent les principaux détenteurs de stocks d’IDE sur le continent, bien qu’elles soient plus actives dans les secteurs traditionnels que dans le numérique.
Les institutions de financement du développement et les banques multilatérales de développement jouent un rôle de plus en plus central. Elles allouent en moyenne 600 millions de dollars par an aux infrastructures numériques dans les pays en développement, dont certains en Afrique depuis 2018, couvrant environ 10 % des coûts totaux des projets. En catalysant les investissements privés à travers des garanties, subventions et prêts concessionnels, elles permettent de débloquer des projets structurants dans des environnements à haut risque.
L’avenir numérique de l’Afrique dépend de la qualité de l’investissement
Si l’économie numérique africaine est sur une trajectoire ascendante, sa pérennité dépendra de la capacité des États à attirer des investissements de qualité, capables de générer de l’emploi, du transfert de technologie et un ancrage territorial. Cela passe par une meilleure coordination entre politiques numériques et promotion de l’investissement, un environnement réglementaire clair et stable, et des efforts accrus pour combler les lacunes en connectivité, notamment dans les zones rurales et enclavées. À l’heure où le numérique devient une condition incontournable du développement durable, l’Afrique ne peut plus se contenter d’être un simple marché de consommation technologique. Elle doit devenir un véritable hub de production, d’innovation et de services numériques – à condition que les investissements suivent.
Muriel Edjo
(Source : Agence Ecofin, 30 juillet 2025)