Dr Isaac Sissokho : « La souveraineté numérique est un impératif stratégique… »
samedi 13 décembre 2025
Dans son ouvrage « Réguler en Afrique à l’ère des innovations disruptives du numérique », qui vient de paraitre aux Editions Kala, Dr Issa Isaac Sissokho documente l’expérience sénégalaise pour proposer un modèle de régulation à l’échelle africaine. L’Expert en gouvernance, régulation, et stratégie de développement numérique formule aussi dans son livre des recommandations pour bâtir une souveraineté numérique africaine.
Vous venez de faire paraître « Réguler en Afrique à l’ère des innovations disruptives du numérique ». Quels sont les grands axes de cet ouvrage ?
Cet ouvrage est le fruit de plus de vingt années d’expérience professionnelle consacrées à l’activité de régulation, à l’enseignement et à l’accompagnement des réformes sectorielles sur le continent africain. Son ambition est triple : D’abord, j’ai voulu documenter une expérience endogène -celle du Sénégal- trop souvent occultée par la prégnance des modèles importés des pays développés. Le paysage numérique sénégalais incarne aujourd’hui un paradoxe saisissant : une réussite quantitative indéniable-nous sommes passés d’un taux de pénétration de 0,58% en 1985 à 133% aujourd’hui -qui masque des vulnérabilités structurelles profondes, notamment une configuration oligopolistique où un opérateur détient 63% des abonnés mais capte 97% du trafic internet. (Chiffres observatoire des télécoms Artp 2024)
Ensuite, j’ai analysé les mécanismes d’adaptation institutionnelle qui permettent à une autorité de régulation nationale de préserver sa capacité d’action face à des acteurs transnationaux. Pour cela, j’ai identifié quatre défis majeurs pour le régulateur, que sont la convergence technologique, l’asymétrie réglementaire des plateformes Ott (Ndlr : Contenus proposés au moyen d’une connexion Internet), l’intelligence artificielle et ses « boîtes noires algorithmiques », ainsi que la 5G et ses implications en matière de souveraineté numérique.
Et enfin, je formule dans le livre des recommandations opérationnelles pour construire une souveraineté numérique africaine effective car les défis sont considérables.
En effet, la bipolarisation technologique mondiale entre écosystèmes américains et chinois, les impératifs de cyber-sécurité, la protection des données personnelles, la convergence entre télécommunications, médias et informatique sont autant de problématiques qui imposent aux régulateurs africains de transcender les approches sectorielles traditionnelles pour embrasser une vision holistique de la gouvernance numérique.
Quelles sont les nouvelles approches réglementaires que vous proposez face à l’émergence continue des technologies disruptives ?
Face à ce que les juristes appellent désormais le « pacing problem » qui est cette asynchronie structurelle entre le temps du droit et le temps de l’innovation, je préconise une nouvelle démarche méthodologique de la régulation.
Ma thèse centrale est que nous devons évoluer d’une régulation prescriptive et rigide vers une régulation adaptative, capable d’anticiper les mutations plutôt que de les subir et cette approche se caractérise par quatre attributs : une capacité d’évolution rapide face aux disruptions technologiques, une coordination inter-institutionnelle renforcée, une préférence pour les mécanismes incitatifs, et un équilibre dynamique entre stimulation concurrentielle et consolidation raisonnée du marché.
Concrètement, cela implique le développement de « regulatory sandboxes » on dirait en français des bacs à sable réglementaires qui permettent de tester des innovations dans un cadre temporairement adapté. L’objectif est de passer d’une régulation statique à une régulation dynamique, d’une approche par les moyens à une approche par les résultats.
Je plaide également pour une régulation prédictive, où il s’agit de développer des capacités de veille technologique systématique, d’analyse prospective et de modélisation du régulateur. Sous ce rapport, l’intelligence artificielle peut devenir un outil au service du régulateur, parce qu’elle permet de faire des analyses en temps réel des marchés, des détections précoces des dysfonctionnements afin d’adapter de manière automatique les paramètres réglementaires défaillants du marché. C’est la mutation vers une « régulation 4.0 ».
Comment l’expérience sénégalaise de régulation des télécommunications se distingue-t-elle des autres modèles africains, et quels enseignements peut-on en tirer pour les pays voisins en phase de mutation numérique ?
L’historiographie des télécommunications sénégalaises s’articule autour d’une rupture fondamentale : le passage du modèle jacobin du service public, incarné par la Sonatel depuis 1985, vers un régime concurrentiel initié par la loi 2001-15 portant code des télécommunications. Il faut rappeler le point de départ : en 1985, la Sonatel ne desservait que 35 000 abonnés pour 6 millions d’habitants, soit un taux de pénétration famélique de 0,58%. Le coût d’une ligne téléphonique représentait plus de six mois de salaire minimum.
Aujourd’hui, le Sénégal affiche des indicateurs de maturité technologique encourageants : Á fin 2024, la 4G représentait 63,31% des utilisateurs, et l’économie numérique représentait environ un peu plus de 7% du Pib national. C’est une performance qu’il faut saluer, car elle place au niveau d’économies émergentes comme le Maroc ou la Tunisie et bien au-dessus de la moyenne de l’Uemoa qui plafonne à 4,2%.
La singularité sénégalaise réside également dans ce que j’appelle une « inversion structurelle des paradigmes de consommation » : l’internet mobile concentre 96,46% des connexions, mais l’internet filaire génère 65,77% du trafic total. Cette asymétrie révèle l’émergence d’un modèle économique stratifié où coexistent deux écosystèmes distincts.
L’enseignement principal pour les pays voisins est que le Sénégal a réussi sa libéralisation quantitative. Le défi est maintenant d’assurer une libéralisation qualitative qui garantisse l’équité concurrentielle parce que la régulation n’est pas l’ennemie de l’innovation, au contraire c’est son architecture institutionnelle.
Dans le livre, vous insistez sur la nécessité d’intégrer la protection de la vie privée dès la conception des systèmes. Que signifie concrètement cette approche et comment peut-elle être mise en œuvre en Afrique ?
Cette approche, que l’on désigne par le concept de « Privacy by Design », consiste à intégrer la protection de la vie privée dès la conception des systèmes plutôt que de la considérer comme un ajout a posteriori. C’est un changement de paradigme fondamental. Les asymétries informationnelles atteignent aujourd’hui une ampleur inédite. L’économie de l’attention, la « gamification » comportementale sont autant de mécanismes qui peuvent confiner à la manipulation. Le régulateur doit donc évoluer d’une posture corrective vers une fonction d’autonomisation active du consommateur.
Pour ce faire, et de manière concrète, la mise en œuvre de cette méthode implique plusieurs axes. D’abord, le renforcement de la coordination inter-régulateurs, pour le Sénégal ce serait l’Artp, la Cdp, le Cnra et même la Sodav, pour éviter les chevauchements réglementaires et les vides juridiques. Ensuite, le développement du Legal Design, où il est question de repenser l’accessibilité du droit en utilisant les techniques de conception créative pour que les règles soient effectivement comprises et appropriées par leurs destinataires.
En dernier, j’y ajoute le renforcement des capacités des associations de consommateurs à travers un fonds dédié alimenté par les redevances des opérateurs, ainsi que la création de plateformes collaboratives multi-acteurs. L’enjeu est de construire un écosystème de confiance numérique reposant sur quatre piliers : la sécurité des systèmes, la transparence des pratiques, le respect des droits fondamentaux, et la souveraineté numérique.
Vous évoquez la pertinence d’une infrastructure numérique souveraine en Afrique. Quels en sont les enjeux majeurs et comment les pays africains peuvent-ils y parvenir ?
La souveraineté numérique n’est plus une option philosophique, c’est un impératif stratégique dans un monde où les données sont devenues le nouveau pétrole. Aujourd’hui, l’Afrique fait face à une vulnérabilité stratégique majeure que j’analyse en profondeur dans cet ouvrage.
Par exemple, l’affaire Cloud Innovation, connue des acteurs de l’écosystème numérique illustre cette défaillance institutionnelle. Voilà une entreprise étrangère qui a réussi à s’approprier plus de six millions d’adresses IPv4 africaines pour les exploiter hors du continent. Ceci n’est rien d’autre qu’une forme de « colonialisme numérique » où nos ressources digitales sont extraites et valorisées ailleurs et le constat est accablant. À ce jour, l’Afrique ne détient que 5% des ressources IPv4 mondiales alors qu’elle représente plus de 17% de la population mondiale.
Par ailleurs, généralement dans le secteur des télécommunications en Afrique, la domination des opérateurs étrangers est une réalité et cela pose également la question du contrôle national sur des infrastructures désormais stratégiques. Les données massives générées par les utilisateurs africains sont systématiquement stockées hors du territoire national, échappant aux mécanismes de régulation nationaux. Pour parvenir à résorber cela, je formule plusieurs recommandations concrètes telles que la convocation d’un sommet africain d’urgence pour la refondation d’Afrinic et la sécurisation de nos ressources internet ; l’accélération de la transition IPv6 selon un calendrier continental contraignant et le déploiement d’une infrastructure Dns souveraine avec des copies de serveurs racines dans chaque capitale africaine entre autres afin de renforcer notre diplomatie numérique.
Propos recueillis par Ibrahima BA
(Sour e : Le Soleil,13 décembre 2025)
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