Crise d’autorité à Kaolack : l’État face à la société de l’instantané
lundi 4 août 2025
Je ne m’arrête pas sur les faits eux-mêmes. Tout le monde les a vus ou entendus. Le maire de Kaolack, Serigne Mboup, s’en prenant verbalement au préfet après que ce dernier lui ai demandé de « dégager » devant un parterre de journalistes et de caméras. Une scène devenue virale, disséquée, commentée, moquée ou défendue selon les camps.
Mais ce qui me préoccupe profondément, c’est ce que ce type d’épisode révèle de l’état de notre débat public et de notre rapport à l’autorité dans une société dominée par l’instantané.
Autrefois, le conflit entre un élu local et un représentant de l’État aurait été un fait administratif. Aujourd’hui, c’est une séquence virale.
Parce que l’espace public s’est déplacé. Il n’est plus dans les journaux du soir ni dans les bureaux feutrés de l’État. Il est en ligne. Il est filmé. Il est monté. Il est partagé.
Et dans ce nouvel espace, l’émotion a supplanté la raison. Le spectaculaire a pris le pas sur le symbolique.
Ce n’est pas simplement une affaire de réseaux sociaux. C’est plus profond. L’instantané est devenue la norme. Nous vivons dans une société qui veut tout, tout de suite. Une société où les faits n’ont plus le temps de se déposer, d’être discutés, d’être compris et analysés. L’indignation est immédiate. Le buzz est un verdict. Le clash devient une forme d’expression politique.
Ce que cette scène, entre Serigne Mboup et le Préfet Latyr Ndiaye, révèle, c’est à quel point l’autorité - celle de l’État, des élus, des préfets et gouverneurs, des institutions - est aujourd’hui sommée de se réinventer pour exister dans un monde qui ne laisse plus place à la lenteur, à la retenue, à la médiation.
Le préfet n’était pas prêt pour cette scène. Il représente encore une figure de l’État vertical, procédurier, ancré dans le rituel républicain. Le maire, lui, incarne une autorité entrepreneuriale, connectée à sa base, plus à l’aise dans la démonstration directe que dans le consensus silencieux. Mais tous deux se retrouvent piégés dans un théâtre devenu incontrôlable : celui du numérique.
Nous assistons, impuissants parfois, à la transformation du débat démocratique en une série d’altercations filmées. Les institutions sont décrédibilisées. Les figures d’autorité sont tournées en dérision ou érigées en héros selon la viralité du moment. Le respect se gagne moins dans l’action que dans la posture. Au Sénégal ou partout dans le monde, nous vivons l’avènement de la société du clash permanent.
Mais attention : ce n’est pas qu’un problème de forme. C’est un bouleversement du fond. Car lorsque l’on discute dans l’urgence, on ne construit pas. Lorsque la colère prime sur la raison, c’est tout le pacte démocratique qui vacille.
Ce n’est pas un appel à revenir au passé. C’est une alerte. Une alerte sur notre incapacité actuelle à produire un débat public apaisé, rationnel, fécond.
Une alerte sur le fait que nous avons collectivement délaissé les espaces de dialogue - les vrais - pour des scènes de spectacle permanent.
L’État ne peut plus se contenter de réguler l’espace physique. Il doit aujourd’hui comprendre - et investir - les territoires numériques. Il ne s’agit pas d’être à la mode ou de faire du marketing politique. C’est un enjeu vital pour l’Etat et la République. Il s’agit de retrouver une capacité à parler à tous, y compris à ceux qui ne lisent plus les journaux mais décryptent chaque vidéo TikTok.
Il nous faut une nouveau lexique, de nouveaux éléments de langage de l’autorité. Une autorité plus transparente, plus horizontale peut-être, mais tout aussi ferme. Une autorité qui n’a pas peur de la parole, mais qui sait aussi l’écouter, la cadrer, la structurer.
Ce que nous vivons à Kaolack et ailleurs n’est pas une crise passagère. C’est une mutation profonde. Et ceux qui dirigent aujourd’hui - Président, Premier ministre, maires, préfets, ministres, leaders d’opinion - doivent comprendre que leur pouvoir ne repose plus seulement sur leur fonction, mais sur leur capacité à incarner quelque chose de crédible dans un monde qui ne pardonne plus l’erreur, et encore moins la lenteur.
Ce n’est pas le numérique qu’il faut craindre. C’est l’abandon du débat de fond. Et sur ce terrain-là, nous avons tous un devoir : résister à l’immédiateté et reconstruire des espaces de parole où le respect, l’intelligence collective et l’intérêt général reprennent leurs droits.
Adama Sow, journaliste
(Source : Facebook, 4 août 2025)