Celina Lee (CEO Zindi) : « Les contraintes poussent les jeunes Africains à créer des solutions IA plus innovantes et plus efficientes »
lundi 8 décembre 2025
Alors que les investissements dans l’intelligence artificielle explosent à l’échelle mondiale, l’Afrique cherche encore son modèle, prise entre un potentiel démographique immense et des contraintes structurelles persistantes. Le coût de la connectivité, la faiblesse de la puissance de calcul disponible et la rareté de données locales de qualité ralentissent l’adoption des technologies avancées. Pourtant, ces limites ont donné naissance à un phénomène remarquable : des solutions frugales, optimisées, conçues dans un contexte de rareté, mais capables de rivaliser avec les modèles internationaux. À la tête de Zindi, première plateforme panafricaine de compétitions de data science, Celina Lee observe comment la pratique régulière, l’apprentissage par projets réels et la mise en réseau des talents peuvent accélérer la professionnalisation d’un secteur encore émergent.
Dans cet entretien accordé à l’Agence Ecofin, en marge du Sommet sur la transformation numérique tenu à Cotonou à la mi-novembre, elle analyse les leviers indispensables au développement d’un marché africain de l’IA — structuration de la donnée, montée en compétences, soutien public — tout en expliquant pourquoi le continent n’a pas besoin de répliquer les grands modèles comme ChatGPT pour innover efficacement.
Agence Ecofin : L’économie numérique africaine progresse, mais l’adoption reste freinée par le coût élevé de la data, des smartphones et l’accès limité au crédit. D’après ce que vous observez sur Zindi, dans quelle mesure ces barrières limitent-elles l’émergence de talents en intelligence artificielle ?
Celina Lee : Sur Zindi, nous comptons aujourd’hui près de 100 000 utilisateurs venus de tout le continent. Ils participent à des compétitions basées sur des problèmes réels et développent des solutions d’IA. Mais le coût de la connectivité et la puissance de calcul constituent de véritables obstacles.
Nous avons par exemple lancé récemment une compétition basée sur des vidéos de ronds-points pour analyser les comportements de circulation. Même compressé, le jeu de données restait énorme, avec plusieurs centaines de gigaoctets. Pour beaucoup de jeunes Africains, télécharger un tel volume est tout simplement trop coûteux. La data est chère par rapport au revenu moyen, et l’accès à une machine suffisamment puissante l’est tout autant.
Cela dit, ce contexte a un effet inattendu : il pousse les jeunes à développer des approches extrêmement innovantes et efficientes. Lors d’un concours mené avec le gouvernement du Mexique pour cartographier les établissements informels via des images satellitaires, les modèles proposés par la communauté africaine se sont révélés beaucoup plus légers et optimisés que ceux initialement utilisés. Là où d’autres déployaient d’importantes capacités de calcul, des data scientists africains trouvaient des solutions ingénieuses qui consomment beaucoup moins de ressources.
« 18 % des utilisateurs kényans ont accédé à des opportunités professionnelles grâce à Zindi. »
Agence Ecofin : Avez-vous pu mesurer l’impact de Zindi sur l’employabilité et l’accès aux opportunités globales ?
Celina Lee : Nous avons publié un rapport en partenariat avec le gouvernement du Kenya, qui analyse le profil et les trajectoires de nos utilisateurs dans le pays. Il en ressort que 18 % d’entre eux ont obtenu des opportunités professionnelles grâce à Zindi. Nous avons également constaté que participer à au moins quatre compétitions augmente significativement les chances d’être recruté.
À l’échelle panafricaine, nos enquêtes montrent que 85 % des utilisateurs déclarent avoir acquis de nouvelles compétences qui ont amélioré leur carrière ou leur progression professionnelle. Cela valide l’idée que la pratique régulière et l’exposition à des problèmes réels accélèrent véritablement la montée en compétence.
« L’IA n’est pas la réponse à tout : il faut partir du problème économique, pas de la technologie. »
Agence Ecofin : Beaucoup d’entreprises africaines hésitent encore à adopter l’IA, en raison d’une faible maturité numérique et d’infrastructures fragmentées. Quels cas d’usage réalistes peuvent aujourd’hui créer de la valeur pour les PME, notamment dans l’agriculture, la finance ou la logistique ?
Celina Lee : Ce que j’observe, c’est qu’il faut absolument partir du problème métier, et non de la technologie. Dans certains cas, la solution sera l’IA ; dans d’autres, non. Il faut sortir de l’idée selon laquelle il faudrait « mettre de l’IA partout ».
Pour des entreprises au faible niveau de maturité numérique, un premier pas peut être simplement d’aider leurs employés à utiliser des outils comme ChatGPT pour gagner en efficacité dans les tâches quotidiennes : rédaction, analyse, marketing, reporting financier, etc.
Ensuite, viennent des solutions déjà intégrées dans des logiciels existants, accessibles sous forme de licences. Ce n’est qu’à un stade plus avancé de maturité que les PME peuvent envisager d’intégrer l’IA au cœur de leur modèle économique.
Ce qui me frappe chez les entreprises africaines, c’est leur pragmatisme. Les contraintes économiques sont fortes ; elles n’adoptent une technologie que lorsqu’elle apporte une valeur directe et mesurable. Il ne faut donc pas les pousser à « faire de l’IA » pour le principe, mais les accompagner dans une progression graduelle, fondée sur leurs besoins réels.
« L’Afrique n’a pas besoin de reproduire ChatGPT : des modèles plus petits, spécialisés, peuvent être bien plus efficaces. »
Agence Ecofin : L’Afrique souffre d’une pénurie chronique de données locales de qualité, ce qui limite directement la capacité d’innovation. Que faudrait-il pour bâtir un écosystème de données éthique, partagé et à grande échelle ? Et qui doit en prendre le leadership : les gouvernements, le secteur privé ou les organisations régionales ?
Celina Lee : Chez Zindi, nous avons déjà organisé plus de 500 compétitions, chacune reposant sur des jeux de données locaux, majoritairement africains. Ce que cela montre, c’est que l’essentiel des données utiles à une entreprise provient souvent… de l’entreprise elle-même. Une compagnie peut parfaitement entraîner un modèle d’IA sur ses propres historiques — par exemple ses échanges avec ses clients — sans dépendre de données externes.
En revanche, lorsqu’il s’agit de modèles généralistes, comme les grands modèles de langage, la logique est différente : ils nécessitent des volumes immenses de données diversifiées, comparables à tout ce que l’on trouve sur Internet. Or peu de langues africaines disposent aujourd’hui d’un corpus numérique suffisant pour cela.
Pour construire un écosystème de données africain cohérent, il faudra une collaboration structurée : les gouvernements pour fixer les cadres éthiques, les entreprises pour générer et partager des données sectorielles, et des organismes régionaux pour harmoniser les standards et assurer l’interopérabilité.
Une idée reçue liée à la montée de ChatGPT est que beaucoup pensent qu’il faudrait de gigantesques bases de données pour entraîner des modèles performants. Dans la réalité, l’IA ne se résume pas aux grands modèles généralistes. Une PME peut construire un modèle beaucoup plus simple, qui accomplit un nombre limité de tâches, mais de manière très efficace. Nous observons d’ailleurs sur Zindi une forte montée des small language models, des modèles compacts optimisés pour des usages très précis et qui requièrent beaucoup moins de données et de puissance de calcul.
Cette tendance est particulièrement intéressante pour l’Afrique : elle permet d’innover sans recourir à des infrastructures massives, tout en s’adaptant aux réalités économiques du continent. L’Afrique n’a pas besoin de reproduire ChatGPT : des modèles plus petits, spécialisés, peuvent être bien plus efficaces.
« Oui, l’Afrique peut créer ses propres modèles : mais la voie réaliste passe par l’hybridation et l’open source. »
Agence Ecofin : Plusieurs gouvernements ambitionnent désormais de créer des modèles africains “souverains”. Est-ce économiquement réaliste ou risquent-ils de devenir des projets symboliques, déconnectés des besoins réels du marché ou des éléphants blancs ?
Celina Lee : Je ne crois pas que ce soit seulement symbolique : c’est possible, mais à condition de suivre une approche pragmatique. Prenez l’exemple du Nigeria : ils viennent de lancer N-ATLAS, un modèle multilingue couvrant cinq langues nigérianes, et l’ont rendu open source.
Ils ne l’ont pas entraîné depuis zéro sur un corpus gigantesque ; ils sont partis d’un modèle ouvert, Llama, et l’ont ajusté (fine-tuning) sur des données locales de plus petite taille. C’est une voie réaliste, et elle fonctionne.
Il existe un continuum : entre le grand modèle fondationnel impossible à reproduire aujourd’hui en Afrique, et les petits modèles spécialisés très performants. L’enjeu est de trouver la place optimale sur ce spectre.
Des discussions émergent par exemple autour d’un modèle fondationnel en swahili, langue disposant d’un corpus bien plus important que beaucoup d’autres. Et certains pays, comme le Bénin, ont commencé à collecter des données vocales pour développer des modèles adaptés aux réalités locales. Ces initiatives montrent que le chantier est déjà lancé.
L’important est que ces projets restent alignés avec les usages concrets : inclusion linguistique, services publics, agriculture, éducation. S’ils répondent à des besoins réels, ils seront utiles et durables.
« Pour retenir les talents, il faut un véritable marché local de l’IA. »
Agence Ecofin : Zindi joue un rôle majeur dans l’émergence de talents, mais l’Afrique reste confrontée au risque de fuite des cerveaux. Comment retenir les meilleurs data scientists.
Celina Lee : D’abord, il faut être réaliste : si un jeune obtient une bonne opportunité, il doit la saisir. On ne peut ni le freiner ni le blâmer. Le problème n’est pas qu’ils partent ; c’est que le marché local ne leur propose pas suffisamment de perspectives.
Les gouvernements doivent investir dans l’ensemble de l’écosystème : soutenir les start-up — souvent la première porte d’entrée professionnelle —, encourager la recherche et développement, créer des programmes pour former et intégrer les jeunes diplômés. Le secteur privé, lui, hésite à prendre ces risques, qu’il s’agisse d’investir dans l’IA ou de former des jeunes encore débutants.
Si les États créent un chemin clair vers l’emploi, les jeunes resteront. Ils le veulent, d’ailleurs. Ils souhaitent construire chez eux. Il faut simplement qu’un marché existe pour eux.
Agence Ecofin : Si le continent parvenait à offrir une connectivité fiable, des appareils abordables, des données de qualité et des compétences numériques de base, que pourrait-il accomplir au cours des dix prochaines années ?
Celina Lee : Les gains seraient énormes. Le continent déborde d’énergie, de créativité et d’innovation. Les jeunes Africains sont incroyablement motivés. Ils résolvent des problèmes réels, souvent dans des conditions difficiles, et ils n’attendent qu’une chose : que l’environnement leur permette d’aller plus loin.
Avec une bonne connectivité, des services abordables et l’accès à l’électricité, le potentiel serait illimité. On l’a vu au Kenya ou au Nigeria : un écosystème peut émerger très vite lorsqu’il est soutenu. Je pense que l’IA suivra la même trajectoire. Et ce qui est passionnant, c’est que l’Afrique peut inventer des applications impossibles ailleurs, parce que ses réalités sont différentes. Le continent pourrait contribuer au monde d’une façon unique.
« L’agriculture est de loin le secteur où l’IA peut avoir l’impact le plus immédiat. »
Agence Ecofin : Quels secteurs devraient être prioritaires pour le déploiement de l’IA dans les cinq prochaines années ?
Celina Lee : Sur Zindi, l’agriculture ressort très largement. C’est le secteur où l’impact peut être le plus fort et le plus rapide : prévision des rendements, gestion des maladies, optimisation de l’irrigation, analyse météo…
Le changement climatique est également central. Ce n’est pas une industrie à proprement parler, mais c’est un enjeu crucial qui affecte tous les secteurs et sur lequel l’IA peut apporter beaucoup.
Ensuite viennent les usages commerciaux traditionnels : finance, distribution, logistique, industrie. Partout où l’IA permet de réduire les coûts ou d’augmenter la productivité, les entreprises l’adopteront.
Interview réalisée par Fiacre E. Kakpo
(Source : Agence Ecofin, 8 décembre 2025)
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