L’État espère récolter 230 milliards de francs CFA sur trois ans avec cette taxe de 0,5% sur les transactions numériques. Mais les opérateurs, citant les échecs tanzanien (-38%) et ougandais (-60%), redoutent un retour massif aux espèces.
Le Sénégal s’apprête à franchir un cap controversé dans sa politique fiscale numérique. Adoptée par l’Assemblée nationale le 18 septembre, une nouvelle taxe de 0,5% sur les transactions de mobile money, plafonnée à 2 000 F CFA par opération, suscite une levée de boucliers des opérateurs qui y voient une menace pour l’inclusion financière durement acquise. Derrière ce bras de fer aux enjeux considérables, l’État défend une mesure jugée indispensable pour élargir l’assiette fiscale et redresser des finances publiques fragilisées.
Le secteur du mobile money pèse désormais lourd dans l’économie sénégalaise : près de 5% du PIB et environ 48 000 milliards de francs CFA de transactions en 2024, selon les chiffres rapportés par Jeune Afrique. Utilisé par plus de 80% des adultes, ce mode de paiement s’est imposé comme un pilier de l’activité économique quotidienne, permettant aux Sénégalais d’effectuer des transferts d’argent, de payer leurs factures ou de régler leurs achats sans disposer d’un compte bancaire traditionnel. Pour le gouvernement, il est donc logique que ce secteur contribue davantage aux recettes publiques.
« Le mobile money peut être un puissant levier de formalisation de l’économie informelle, et doit participer à l’effort collectif », rappelle Talla Ndiaye, expert en gouvernance numérique cité par le média panafricain. L’État espère officiellement mobiliser 230 milliards de francs CFA sur trois ans grâce à cette taxation, présentée comme une mesure d’équité fiscale. Selon le gouvernement, il n’existe aucune raison valable pour que le numérique reste en marge de la fiscalité alors que tous les autres secteurs d’activité sont imposés proportionnellement à leurs capacités contributives.
Face à cette offensive fiscale, les opérateurs montent au créneau avec un argument massue : le risque d’un retour massif aux transactions en cash. « Si demain une personne doit payer une taxe pour son carburant ou ses courses, elle retournera au cash », prévient Coura Tine Sène, directrice régionale de Wave, leader du marché sénégalais avec plus de 9 millions de comptes actifs. Une mise en garde qui s’appuie sur des précédents africains édifiants.
En Tanzanie, l’instauration en 2021 d’une taxe de 1% sur les transferts entre particuliers a provoqué une chute vertigineuse de 38% des volumes de transactions. L’Ouganda a connu un scénario encore plus dramatique avec une baisse de 60% qui a déclenché des protestations massives, contraignant finalement le gouvernement à revoir sa copie en réduisant le taux et en limitant son application aux seuls retraits. Le Ghana a lui aussi fait machine arrière après avoir introduit la taxe « e-levy » à 1,5% en 2022, ramenée à 1% l’année suivante avant d’être purement et simplement abrogée en mai 2025 face au tassement d’activité constaté.
« Une fois la confiance brisée, c’est très difficile de la reconstruire », insiste la dirigeante de Wave dans les colonnes de JA. Cette crainte d’une défiance durable des usagers constitue le cœur de l’argumentation des opérateurs, qui redoutent de voir s’effondrer en quelques mois un édifice patiemment construit pendant plusieurs années pour amener les populations à adopter les paiements numériques.
Contrairement au discours gouvernemental qui présente le mobile money comme un secteur largement épargné par la fiscalité, les opérateurs réunis au sein de l’ASEPAME (Association sénégalaise des établissements de paiement et des émetteurs de monnaies électroniques) contestent vigoureusement cette vision. « Il est inexact de dire que le mobile money n’est pas taxé. Chaque transaction créant du revenu génère des recettes fiscales : la TAF sur les activités de nature financière et la TVA sur les activités à caractère commercial », détaille Coura Tine Sène.
Les acteurs du secteur soulignent qu’ils s’acquittent déjà de l’ensemble des impôts directs et indirects prévus par le droit commun : impôt sur les sociétés, impôts sur les salaires, retenues à la source sur les commissions reversées au réseau d’agents. Ce dernier point n’est pas négligeable : le secteur emploie directement et indirectement plusieurs dizaines de milliers de personnes, chaque kiosque mobile money faisant travailler un ou plusieurs agents, constituant un maillage économique essentiel, particulièrement en zones rurales où l’accès aux services bancaires traditionnels reste limité.
Conscients néanmoins de la nécessité de contribuer à l’effort fiscal national, les opérateurs ont élaboré une contre-proposition alternative : un prélèvement de 2,5% sur leur chiffre d’affaires pendant trois ans. Selon leurs calculs présentés à Jeune Afrique, ce mécanisme permettrait de mobiliser 43 milliards de francs CFA dès la première année, puis jusqu’à 530 milliards à terme, grâce à la croissance organique du secteur et à l’augmentation mécanique des recettes fiscales existantes. « Nous préférons que l’État taxe nos revenus plutôt que de reporter le coût sur les clients, ce qui détruirait la dynamique d’inclusion », résume un acteur du secteur.
Au-delà des considérations macro-économiques, la nouvelle taxe menace surtout les usagers les plus vulnérables qui effectuent quotidiennement des microtransactions pour leurs besoins essentiels. « Ces personnes vivent au jour le jour. Leur imposer 0,5% sur chaque opération revient à les pénaliser lourdement », avertit la directrice régionale de Wave. Mathias Léopoldie, co-fondateur et PDG de la fintech Julaya, abonde dans ce sens : « Une taxe par transaction pèse proportionnellement plus sur les revenus modestes et peut encourager à nouveau le cash, ce qui nuit à la traçabilité et à la base fiscale. »
Certains observateurs relativisent toutefois cet argument, notant que les opérateurs ont intérêt à mettre en avant le cas des ménages modestes alors que leur chiffre d’affaires repose également sur les paiements marchands et les factures d’entreprises. Ces usages professionnels et formels représentent une part croissante des volumes, et la taxe pourrait peser sur ces transactions sans nécessairement marginaliser les plus pauvres.
La mesure divise même au sein de la majorité présidentielle. À l’Assemblée nationale, le député Abdoul Ahad Ndiaye du parti Pastef l’a qualifiée de « risquée et inadaptée » lors du premier examen du texte le 15 septembre, témoignant des réserves qui existent jusque dans les rangs du pouvoir.
Pour éviter les écueils constatés ailleurs en Afrique, l’expert Talla Ndiaye plaide pour un ciblage plus fin de la fiscalité numérique. Il recommande d’exempter les microtransactions et les transferts sociaux, d’introduire des seuils d’exonération mensuels pour les usagers à revenus modestes, de taxer prioritairement les services numériques comme la publicité en ligne ou les paris, et de renforcer l’infrastructure numérique publique, notamment l’identité digitale, afin de mieux identifier les acteurs et sécuriser la collecte fiscale.
« La vraie bataille, c’est de construire une économie digitale. Si on taxe le numérique plutôt que le cash, on envoie un signal négatif et on détruit un travail de plusieurs années », insiste Coura Tine Sène. Le Sénégal, considéré comme l’un des marchés les plus dynamiques d’Afrique de l’Ouest aux côtés de la Côte d’Ivoire et du Ghana, joue gros dans cette partie serrée. Le mobile money a permis d’intégrer des millions de Sénégalais jusque-là exclus du système bancaire classique. Entre la tentation d’une manne fiscale rapide et la nécessité de préserver un secteur qui incarne l’avenir numérique du pays, les autorités doivent trouver le juste équilibre pour ne pas tuer la poule aux œufs d’or.
(Source : SenePlus, 29 septembre 2025)