AfriNIC : Élections annulées, la crise de gouvernance persiste et menace l’avenir numérique de l’Afrique
mercredi 2 juillet 2025
Fin juin, les espoirs placés dans l’AfriNIC (African Network Information Centre) pour des élections cruciales se sont transformés en inquiétue avec l’annulation, le 26 juin 2025, des élections pour son Conseil d’Administration. Cette situation plonge l’organisation, clé de la gestion des ressources numériques du continent, dans une incertitude prolongée, menaçant la stabilité de l’Internet en Afrique.
Depuis des années, AfriNIC est secoué par des conflits internes, des accusations de mauvaise gestion et des litiges coûteux. Cette instabilité a créé un climat de méfiance, entravant sa mission fondamentale : l’allocation et l’enregistrement transparents des adresses IP, piliers de l’infrastructure numérique mondiale.
“La crise au sein d’AfriNIC n’est pas qu’une affaire interne ; elle a des répercussions directes sur chaque fournisseur d’accès Internet, chaque entreprise numérique et chaque utilisateur en Afrique,” avait déjà déclaré un expert du secteur, souhaitant rester anonyme. “Une gouvernance stable et intègre est non négociable pour le développement de notre écosystème numérique.”
L’annulation des élections : un tournant négatif
Les élections de juin étaient perçues comme un tournant décisif, l’occasion pour les membres d’AfriNIC d’élire une nouvelle direction avec un mandat clair pour :
– Rétablir la Transparence et la Responsabilité : Mettre fin aux pratiques opaques et assurer une gestion financière rigoureuse.
– Mettre un terme aux Conflits : Favoriser l’unité et la collaboration pour que l’organisation se concentre sur sa mission technique.
– Reconstruire la Confiance : Restaurer la réputation d’AfriNIC auprès de ses membres, des gouvernements et de la communauté internationale.
Cependant, ces espoirs ont été brisés par l’annonce de l’annulation. Selon AfriNIC, cette décision fait suite à des “retours et des expressions de préoccupations de plusieurs parties prenantes concernant de potentielles irrégularités liées à la documentation des électeurs.” Cette suspension, puis annulation, intervient après des allégations de manipulations graves. « Cette annulation aggrave une crise de gouvernance déjà profonde. Elle remet en cause non seulement la capacité d’AfriNIC à organiser des élections libres, mais aussi sa neutralité institutionnelle. À court terme, cela accentue l’instabilité organisationnelle, retarde la reconstitution du Board, et compromet la continuité des décisions critiques, y compris celles liées à la gestion des ressources IP », déplore pour sa part Lacina KONE, Directeur Général de Smart Africa (voir interview exclusive).
Un vide institutionnel et un isolement géopolitique accrus
L’annulation des élections de juin 2025, officiellement motivée par des irrégularités, n’est pas un simple incident technique. C’est le symptôme d’une crise de légitimité plus profonde qui affecte AfriNIC depuis des années. Cette décision s’inscrit dans une séquence de paralysie administrative et d’effondrement de la confiance entre les parties prenantes. Il ne s’agit plus seulement de contester une élection, mais d’interroger la viabilité du modèle de gouvernance actuel.
Des recherches internes et des témoignages d’anciens dirigeants d’AfriNIC entre 2001 et 2013 révèlent que les litiges judiciaires et la pression procédurale ont découragé les voix modérées. De nombreux acteurs historiques, gouvernements africains et partenaires internationaux hésitent à intervenir, craignant d’être aspirés par un champ de tension désormais juridico-politique. Cela soulève une question fondamentale : une infrastructure critique peut-elle encore être gérée selon les principes de la gouvernance multilatérale si la structure elle-même est légalement empêchée d’agir ?
Des risques systémiques menacent le continent
Les conséquences de cette crise s’accentuent avec l’annulation. L’incertitude planant sur la gestion des ressources numériques risque de dissuader les investissements, de ralentir l’innovation et de menacer la connectivité à long terme du continent. La crédibilité d’AfriNIC sur la scène mondiale de la gouvernance d’Internet, déjà mise à rude épreuve, est désormais affaiblie, réduisant la voix de l’Afrique dans des débats cruciaux sur l’avenir du web.
L’impasse actuelle n’est pas sans conséquences techniques graves. L’allocation des adresses IP, la coordination entre registres régionaux et la crédibilité de l’Afrique dans les discussions globales sur la gouvernance d’Internet sont toutes affectées. Une interruption prolongée des fonctions d’AfriNIC pourrait nuire aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI), ralentir le déploiement des infrastructures et affaiblir la souveraineté numérique du continent. La jeune génération d’entrepreneurs numériques, d’acteurs du cloud ou de l’IA, risque de subir les contrecoups d’une instabilité qui aurait pu être évitée.
Bien plus qu’une simple querelle interne, cette crise affecte la posture géopolitique de l’Afrique dans les instances internationales comme l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) et l’UIT (Union Internationale des Télécommunications). Elle affaiblit notre capacité à peser dans les débats sur la fragmentation d’Internet, la gouvernance des données ou la localisation des ressources. L’ICANN a d’ailleurs exprimé sa vive préoccupation, évoquant une possible menace d’audit de conformité, voire de retrait de reconnaissance, si des explications détaillées ne sont pas rapidement fournies. « Le continent doit éviter qu’un précédent ne se crée : celui où une institution critique est abandonnée sans réponse continentale structurée », estime Rodrigue Guiguemdé, non régional à l’élection du Conseil d’Administration d’AfriNIC 2025.
La voix du secteur privé africain : l’appel de Redouane El Halaoui
Dans ce contexte tendu, la communauté numérique africaine, et notamment le secteur privé, exprime ses profondes préoccupations. Redouane El Halaoui, Président de l’APEBI (Fédération Marocaine des Technologies de l’Information, des Télécommunications et de l’Offshoring) et, plus largement, Président de la FADB (Fédération Africaine des Associations et Organismes du Numérique), insiste sur l’urgence d’une action concertée :
“Cette crise a-t-elle empiré la situation d’AfriNIC ? Cette question ne peut pas être abordée sans évoquer les conflits survenus au moins depuis l’Assemblée générale de Kigali. Mais pour être direct, c’est en réalité la pierre angulaire des réformes. L’annulation de l’élection, dans les circonstances où elle a eu lieu, révèle les tentatives d’appropriation du pouvoir par différents acteurs. À mon sens, cette annulation permet au moins d’écarter certaines controverses et offre peut-être une chance d’avoir cette fois un meilleur processus, conforme aux statuts.”
Il ajoute : “Elle met aussi en lumière une faiblesse plus profonde : notre secteur privé africain peine encore à s’organiser et à parler d’une seule voix. Nous ne pouvons pas bâtir une souveraineté numérique sur des fondations divisées et fragiles.”
Interrogé sur les risques pour le développement numérique de l’Afrique, El Halaoui explique : “Le premier impact est technique : retards dans l’allocation des ressources IP, projets d’infrastructures bloqués, et obstacles pour les opérateurs et les startups. Peu après l’annulation, ils ont repris l’allocation des ressources. Mais le risque le plus profond est psychologique : perte de confiance des investisseurs, perception d’immaturité, et ralentissement de l’innovation. La croissance numérique africaine repose d’abord sur la confiance. Sans confiance, il n’y a ni innovation durable ni investissement.”
Concernant l’impact sur la crédibilité de l’Afrique dans la gouvernance mondiale d’Internet, il est catégorique : “Une Afrique divisée et en crise perd son influence. Notre voix s’affaiblit dans les forums comme l’ICANN, et nous ratons des occasions cruciales pour défendre nos intérêts. Pour être entendus à l’international, nous devons d’abord être crédibles et unis chez nous.”
Sur sa vision d’une économie numérique africaine forte face à cette crise, Redouane El Halaoui maintient : “Non, ma vision reste la même : une Afrique numérique ambitieuse, souveraine et innovante. Mais cette crise nous rappelle une vérité simple : on ne peut pas construire un écosystème solide sans une gouvernance solide. Nous devons repenser la manière dont nous choisissons nos représentants : le mandat doit revenir aux organisations professionnelles légitimes — fédérations, chambres professionnelles — plutôt qu’à des individus isolés qui poursuivent parfois des agendas personnels. La crédibilité ne se décrète pas ; elle se construit collectivement, pas individuellement.”
Enfin, sur qui doit agir pour résoudre cette crise, il conclut : “Les gouvernements ne peuvent pas intervenir directement, AfriNIC est une organisation privée, conduite par la communauté (bottom-up). Les gouvernements doivent soutenir (et non remplacer) le rôle des parties prenantes et des membres. C’est au secteur privé africain de prendre ses responsabilités, de se structurer et de s’organiser de manière mature et unie. Dans chaque pays, nous devons identifier les organisations professionnelles les plus légitimes et expérimentées pour représenter nos intérêts, plutôt que de laisser la place à des acteurs isolés ou opportunistes. L’avenir d’AfriNIC et de notre souveraineté numérique dépend de notre capacité à construire un front privé africain uni, fort et responsable.”
Une reconstruction continentale indispensable
Dans ce paysage complexe, des organisations comme Smart Africa, une alliance dédiée à la transformation numérique du continent, suivent attentivement la situation. Smart Africa, partenaire d’AfriNIC, milite activement pour une gouvernance robuste et une infrastructure numérique résiliente en Afrique. “Nous nous engageons à soutenir toutes les initiatives visant à renforcer la gouvernance des institutions clés du numérique en Afrique,” a souligné un représentant de Smart Africa, insistant sur l’importance d’une direction forte et unie pour AfriNIC. “La stabilité d’AfriNIC est essentielle pour que le continent puisse concrétiser sa vision d’une économie numérique florissante.”
Comme l’a récemment déclaré Madame Cina Lawson, ministre de l’Économie numérique du Togo : « Même si l’Afrique sort des sentiers battus pour se doter d’un nouveau registre, il faudra beaucoup plus de méthode. » Cette remarque résume l’enjeu. Le continent doit désormais faire un choix : soit consolider AfriNIC par une réforme profonde soutenue par les institutions africaines, soit créer un nouveau registre communautaire avec un mandat politique et technique clair. Dans les deux cas, la réponse ne peut être tiède.
L’ICANN a rappelé que, selon l’ICP-2, tout registre régional doit être un bien commun, à but non lucratif et ancré dans un consensus communautaire. Ce principe restera. Cependant, ce qui doit évoluer, c’est le degré d’engagement des États africains, des organisations régionales et des partenaires continentaux. AfriNIC, ou tout registre qui le remplacerait, doit être considéré comme une institution critique au même titre qu’un point d’échange Internet ou une autorité de certification. Le continent ne peut plus sous-traiter sa gouvernance technique.
La communauté technique africaine et les observateurs internationaux, qui espéraient un nouveau départ pour AfriNIC avec ces élections, sont confrontés à une impasse prolongée. Le défi de sortir l’organisation de cette crise est immense, et l’urgence de trouver une voie vers une gouvernance stable et transparente n’a jamais été aussi pressante pour qu’AfriNIC puisse pleinement remplir son rôle crucial au service du développement numérique et de la connectivité de l’Afrique.
Par Mohamadou DIALLO et Emmanuel VITUS [1]
(Source : CIO Mag, 2 juillet 2025)
[1] Emmanuel Vitus est un analyste politique, expert en gouvernance de l’Internet et chercheur indépendant.